Les statuettes féminines de la préhistoire

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Si, comme le suggère Jean-Paul Demoule dans son livre « Les dix millénaires oubliés qui ont fait l'histoire », p. 190 (les indications de pagination dans cet article renvoient vers ce livre), en posant la question « la domination des hommes sur les femmes est-elle l'origine de toute forme de domination ? », la représentation de la femme au cours du temps est un fil rouge qu'il faut suivre de près.

Sa réflexion sur le sujet ne manque pas d'intérêt mais me semble se terminer de manière réductrice et qui, en outre, exclut implicitement la femme elle-même de sa propre représentation.

420px-VenusHohlefels2.jpgIl résume sa thèse en ces termes : « Les plus anciennes représentations humaines paléolithiques, les Vénus déjà évoquées aux caractères sexuels outrageusement exagérés (seins, sexe, fesses) révèlent beaucoup plus un regard masculin sur la femme érotisée qu'une préoccupation féminine touchant à la fécondité » (p. 177). Cette thèse du regard masculin, en quelque sorte concupiscent, revient à plusieurs reprises. C'est la thèse développée notamment dans le chapitre V (« Qui a inventé l'art (et le design) ? »), page 99, ou encore dans le chapitre 4 (« Qui a inventé les dieux (et Dieu) ? »), page 75. « Ces petites sculptures devaient être visibles, puisqu'elles sont réalisées selon les mêmes canons esthétiques, du Périgord jusqu'à l'Ukraine. Elles devaient servir de support à des interrogations sur la sexualité, plutôt vue d'un point de vue masculin, ce que confirmerait l'abondance des représentations de sexes féminins stylisés, bien plus nombreuses que celles de sexes masculins, tout comme les femmes sont beaucoup plus représentées que les hommes ».

À l'Âge du Bronze, la représentation de la femme passe au second plan, « s'il se rencontre encore des figurines féminines, elles se font de plus en plus rares » (p. 104) et « ce sont les représentations masculines, sculptées ou gravées dans la pierre, et bientôt fondues dans le cuivre et le bronze, qui dominent largement ». Pour jean-Paul Demoule « c'est la représentation du pouvoir et de la force guerrière qui s'impose partout » avec l'apparition d'une nouvelle représentation « les représentations du soleil, exceptionnelles jusque-là ».

En somme, lorsque le pouvoir est clairement masculin, la statuaire représente le pouvoir masculin. Et lorsque le pouvoir masculin n'est pas encore établi, la statuaire représente la vision que l'homme a de la femme. Je résume à grands traits mais, vu ainsi, cette thèse comporte plusieurs pré-supposés :

  • les représentations artistiques de la femme pendant le paléolithique sont réalisés par des hommes et représentent le regard masculin sur le corps sexué de la femme,
  • ​les femmes ne produisent pas, ou peu, de représentations d'elles-mêmes (ce qui sous-tend que l'art est une activité plutôt masculine),
  • l'idéal de beauté féminine, représenté par les hommes, serait soit la femme enceinte, soit la femme difforme de ces corps aux membres à peine ébauchés, stéatopyges et aux seins lourds,
  • les représentations masculines de l'Âge du Bronze représentent le pouvoir masculin (point de vue masculin sur le monde), « l'exaltation des hommes (mâles) en armes et en position de pouvoir » (p. 108)

dolni-vestonice.pngIl est dans l'art paléolithique des statuettes phalliques qui ont été interprétées à l'envers dans un premier temps, les découvreurs y voyant une femme stylisée aux seins proéminents là où il s'agissait de testicules (cf. « La femme des origines », de Claudine Cohen, Belin-Herscher, 2003, p. 69). Ces objets phalliques ne manquent pas, peut-être étaient-ils utilisés par les femmes. Voire, conçus par les femmes ? En tout cas, on ne peut pas ne pas y voir un attribut sexuel, peu importe qui les a sculptés. Mais pour les périodes dont nous ne savons pas grand-chose au sujet de l'organisation sociale et des mœurs, à titre personnel, je préfère penser que les productions symboliques sont autant le fait d'un sexe que de l'autre. C'est ce que semblent montrer les traces de mains dans les peintures pariétales, « ce sont aussi bien des mains de femmes que des mains d'hommes, du moins si l'on applique l'indice dit de Manning » (p. 74).

Nous ne pouvons pas, du moins avec nos critères culturels actuels, ne pas voir dans un certain nombre de représentations de l'art paléolithique des préoccupations de nature sexuelle. L'insistance sur les vulves seules et schématisées, comme l'existence de véritables godemichés, peuvent difficilement être interprétées autrement que comme la manifestation des désirs réciproques. Nous n'avons pas de raison de supposer pour nos ancêtres, hommes comme femmes, un intérêt pour la chose moindre que celui qui nous habite aujourd'hui. Cependant, les interprétations que nous faisons dépendent de notre regard actuel et « le fait de privilégier certains contours et de choisir une interprétation parmi d'autres comporte une part non négligeable d'arbitraire » (Claudine Cohen, p. 69).

Mais si les statuettes féminines restent un mystère, au moins toutes celles qui sont difformes ou qui représentent explicitement des femmes enceintes peuvent être exclues de la représentation du désir mâle. On y a vu une expression en quelque sorte religieuse et n'oublions pas que l'initiateur de cette interprétation était un prêtre, l'abbé Breuil, important certes pour l'archéologie, mais empreint d'une vision du monde qui n'est pas étrangère aux opinions religieuses qu'il professait. « Selon lui, la représentation particulière des figures féminines, qui magnifie les caractères sexuels, exprimerait elle aussi une magie de fécondité » (Claudine Cohen, p. 74), ce qui est une manière de ramener la sexualité paléolithique au standard chrétien de la sexualité reproductive pour une époque où, on peut le penser, le rôle de l'homme dans la reproduction n'était pas identifié et où la sexualité, dénuée d'autre fonction, ne pouvait être vue que pour le plaisir qu'elle procurait – à condition cependant qu'un objet tel que « sexualité » ait été formalisé, elle pouvait tout aussi bien se manifester comme composante d'autres échanges entre les personnes ou les groupes, comme cela a été décrit pour des groupes d'aborigènes australiens où tout échange, toute rencontre, tout « commerce » comportait en préliminaire des « échanges sexuels », les hommes du groupe hôte invitent, incitent même les femmes, leur femme, à aller avec les hommes du groupe visiteur. La rencontre des deux groupes était l'occasion d'un échange total, par le partage de l'alimentation, de la boisson, des chants, des danses, du plaisir et finalement une sorte échange/transaction des objets convoités de part et d'autre (David Graeber, Dette, 5000 ans d'histoire, p. 41-42 à propos de la cérémonie dzamalag du peuple Gunwinggu). Cet échange d'objets entre les groupes n'était pas un acte en soi, comme pour nous aujourd'hui avec nos achats individuels anonymes avec une entité virtuelle qu'est le magasin, ils s'inscrivaient comme l'une des composantes d'une relation humaine autrement complexe.

Venus_de_Lespugue_(replica).jpgOr, à quelle fécondité pourrait faire référence une société de chasseurs-cueilleurs ? Sauf exception, ces groupes humains vivaient dans ce que l'on pourrait appeler une abondance relative (cf. Marshall Sahlins). Nomades, ils avaient besoin de contrôler les naissances et non de leur profusion.

On voit aujourd'hui, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, des hommes et des femmes dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils sont exempts de ces excroissances adipeuses caractéristiques de la civilisation américaine. Les statuettes féminines paléolithiques ressemblent plus à ces femmes défigurées de la civilisation urbaine d'outre-Atlantique qu'aux femmes pygmées, aux Hadzas ou aux aborigènes d'Amazonie. Pourquoi donc représenter des corps avec des déformations que ces chasseurs-cueilleurs paléolithiques ne rencontraient que de manière exceptionnelle, si tant est qu'ils aient eu l'occasion d'en rencontrer, alors même que leur maîtrise technique pour les représentations animales nous assure qu'il ne s'agit pas d'une absence d'habileté des artistes ?

J'ai personnellement le sentiment, mais ce n'est qu'une opinion qui n'est étayée par aucune donnée scientifique connue de moi, que ces figurines représentent moins « la femme » que ce qu'elles montrent en réalité. Il est vrai que notre regard est fortement dirigé par l'injonction normative du XIXème siècle qui les a fait appeler « Vénus ». Essayons d'y échapper pour associer seulement ce que l'on ressent à la vue de ces figurines. Une partie de ces corps fait penser à une souffrance (figurations partielles, têtes absentes ou masquées, position figée des membres incomplets, comme contenus, déformations corporelles…). Chez des peuples nomades, les corps des femmes ainsi représentés seraient des handicaps lourds (c'est le cas de le dire) car on y devine, à la fois par les proportions que par la position figée, l'entrave à la mobilité. Une entrave moindre lorsque sont représentées des femmes enceintes, sans disproportions manifestes. Mais le corps humain – dont le corps féminin - a été adapté, depuis les origines, à ce besoin de mobilité intense.

VenusChauvet.jpegLe fait que dans certaines peintures, comme à la grotte Chauvet, le corps partiel de la femme (avec une insistance sur le sexe et un ventre à peine ébauché manifestement arrondi) soit associé à des animaux puissants et dangereux (un bison et un lion ou une lionne ainsi qu'un mammouth et un boeuf musqué) eux-mêmes partiellement dessinés est-il fortuit ?

Ou bien signifie-t-on non pas la femme, la lionne et le bison mais un vécu de la femme perçu comme un danger et une souffrance, ce que pourrait représenter le félin, ainsi que la force, nécessaire pour porter un bébé dans des conditions de nomadisme – plusieurs kilomètres parcourus chaque jour en portant des objets lourds – ainsi que la puissance nécessaire pour l'accouchement (qui est encore pour nous un « travail ») représentées par les animaux impressionnants dont c'est la première caractéristique visible (bison, mammouth) ? Marcel Otte identifie pour les corridas actuelles le rôle du taureau comme « substitution symbolique de la nature redoutable »  ou encore « le félidé [qui] incarne partout la force vaincue au profit de l'humanité » ("Arts et pensée dans l'évolution humaine", Comptes-rendus Palevol 16 (2017), pages 163 et 164). Ce pourrait être dans ce cas, non pas une vision masculine du sexe de la femme, mais une représentation féminine – un art féminin - d'un vécu inaccessible aux hommes, la grossesse et l'accouchement, qui ne sont pas des moments de plaisir mais, dans les conditions de l'époque, des moments dangereux, moments de souffrance et, souvent, moments tragiques lorsque l'enfant est mort-né ou que la femme meurt en couches. Des moments qui en tout cas, comparativement à l'homme, demandent à la femme un surplus, tant pendant la gestation que pendant l'accouchement mais aussi, par la suite, pendant que la femme nourrit deux personnes, elle-même et son enfant.

Le mystère de la vie, souvent invoqué comme représentation de la statuaire féminine, est tout autant le mystère de son élaboration dans le ventre de la femme, dont les causes matérielles n'étaient pas connues, ni des hommes ni des femmes, que celui de la capacité de la femme à générer, porter, faire naître puis nourrir une vie nouvelle, identique (d'autres femmes) et différente (des hommes aussi), comme le fait remarquer Françoise Héritier, alors que les hommes ne produisent rien, ni de l'identique ni du différent. Concernant la génération, ce surgissement d'une vie à l'intérieur de la femme, les ethnologues du siècle dernier ont beaucoup rapporté la conviction chez de nombreux peuples de la réincarnation dans le ventre de la femme d'esprits d'anciens, dans cet « éternel retour » auquel Mircea Eliade a consacré un ouvrage. Sans supposer des croyances identiques 40.000 ans plus tôt, l'interrogation sur ce surgissement exclusivement à l'intérieur du corps des femmes participe peut-être aussi de ce besoin de représenter la transformation de son corps.

Une transformation qui doit être vue de manière différente par l'homme qui regarde et par la femme qui le sent. Un homme voit un corps s'arrondir. Une femme sent un corps se modifier. À cette époque où personne ne s'était vu dans un miroir (et ne pouvait donc pas représenter sa propre figure, comme il n'y en a pas dans ces statuettes), autant un homme peut représenter un corps tel qu'il le voit, une femme enceinte aux formes arrondies, autant une femme est susceptible de représenter un ressenti, principalement certaines parties qui, jour après jour, s'alourdissent, gonflent, se déforment jusqu'au moment où le bassin, le vagin et le pubis deviennent les lieux du corps les plus importants, les plus ressentis, ceux qui expulsent l'enfant avec tant d'efforts, d'autant plus importants lors du premier accouchement, qui va ouvrir le bassin. Randal White et Michael Bisson (« Imagerie féminine au Paléolithique. L'apport des nouvelles statuettes de Grimaldi », Gallia Préhistoire, n° 40, 1998), ont étudié les 10 statuettes dites de Grimaldi, dont 9 représentent des femmes enceintes dont « huit sur ces neuf ont la vulve dilatée ou la tête d'un bébé qui émerge ». Ils en concluent qu'elles représentent « un événement à la fois chargé d'émotions et potentiellement dangereux ». Les femmes savent aussi que ce moment-là, celui qui précède l'ouverture de la vulve et se poursuit jusqu'à l'accouchement, est le moment des douleurs, de la souffrance et, en effet, du danger, un danger de mort pour elles, pour le bébé ou pour les deux. Douleurs et dangers qu'il faut dominer, auxquels s'ajoute le danger de l'environnement immédiat, l'accouchement ne choisissant pas le moment où aucun groupe de lions, de tigres, de hyènes ne traînent dans les parages. Douleurs et dangers de l'accouchement inaccessibles aux hommes, qui ne peuvent jamais faire partie de leur vécu, ils ne peuvent qu'aider et affronter ceux qui se présentent aux alentours du campement.

Amulettes ou simples représentations d'une condition exclusive des femmes ? Dans les deux cas, le premier pour l'exorciser, le second pour l'exposer, il me semble qu'une femme qui a déjà accouché, surtout à cette époque, voit immédiatement dans l'évocation du moment de l'accouchement, les douleurs, le travail, la souffrance.

ÇatalHoyuk_B19-36.jpgLa persistance dans le temps de ces représentations pourrait être à la fois cette amulette que semblent manifester ces statuettes pendentif, telle celle de Hohle Fels, vieille de 37.000 ans (en haut de page, datée à -35.000) et l'éternel renouvellement de cette condition féminine. La plus explicite est peut-être la dame de Çatalhöyük « assise sur un trône entre deux léopards » dit Jean-Paul Demoule (p. 101) sans noter qu'elle est peut-être l'une des rares représentations d'accouchement, avec la petite tête posée entre ses jambes qui laisse deviner un petit corps vers le fond, le « trône » pouvant être, en réalité, une chaise d'accouchement. L'association aux léopards, quelles que puissent être les autres interprétations symboliques, suggère, avec ses mains posées sur leur tête, qu'elle aura dominé les dangers que ces prédateurs pouvaient représenter, de manière tout à fait contingente, et ici, symboliquement, les dangers de la grossesse et de l'accouchement ? Tout comme les douleurs et les souffrances liées au « travail », dont les cris ne sont pas moins impressionnants que ceux du malheureux happé par les mâchoires de ces fauves.


 

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