Le Néolithique, la violence et l'inégalité

375px-Da_Vinci_Vitruve_Luc_Viatour.jpgL'humanité est-elle une espèce violente où la majorité de ses membres sont naturellement soumis à un dominant ? C'est l'idée qui fait sens commun et tout le monde a en tête, parce que cela a été répété au son du tam-tam chaque jour et chaque nuit pendant au moins dix générations, la "loi du plus fort" comme le "contrat social". Une idée simple : sans une force de contrainte on va tous s'égorger mutuellement, car à "l'état de nature" les individus n'ont aucun frein. L'idée de "contrat social" suppose que les individus sont naturellement libres mais comme cette liberté mène au désordre, alors les individus passent un contrat pour se limiter eux-mêmes et instituer une autorité qui fera régner l'ordre.
Alors même que Hobbes pense que "le plus fort", s'il cherche à s'imposer, sera éliminé par les plus faibles qui se regroupent, la notion a été reprise par ce qu'on nomme le darwinisme social, qui en a fait un moteur de l'évolution des espèces - ce que Darwin n'a jamais prétendu. Ainsi, ce seraient les plus forts qui feraient évoluer les espèces et les espèces les plus fortes qui seraient vainqueuses(*) dans la concurrence pour la survie.
 

Des espèces sociales

Tout cela est évidemment faux. L'humanité n'est pas sortie d'un chapeau pour se retrouver toute nue au milieu d'une nature hostile, avec des individus qui se regarderaient tous de travers et qui se reproduiraient par le viol des femmes. On sait depuis Darwin que notre espèce fait partie des espèces de mammifères sociaux, c'est-à-dire qui vivent en société. Nous n'avons jamais vécu autrement qu'en société, comme c'était déjà le cas de nos ancêtres non-humains, les australopithèques, et leurs ancêtres à eux. Frans de Waal a pour sa part montré que les animaux sociaux sont dotés d'un mécanisme qui les pousse à se regrouper (l'empathie) et, comme le disait si bien Pierre Kropotkine en 1906, à prendre soin les uns des autres, à s'entraider. Chez les grands singes (nous sommes l'un des 5 grands singes) l'empathie est particulièrement développée, ainsi que la sensibilité à l'injustice.  Et il est probable, dit Frans de Waal, que chez Homo sapiens l'empathie et le sens de la justice (déjà présents chez les bébés dans les premiers mois de la vie) sont encore plus développés que chez les autres grands singes.
240px-Leviathan.jpgVoilà qui nous éloigne bigrement des thèses réactionnaires des darwinistes sociaux et de la philosophie de Hobbes. Si nous sommes naturellement des êtres sociaux, en quelque sorte fabriqués pour vivre ensemble, alors ni la "loi du plus fort", ni l'"état de nature" barbare, ni le "contrat social" ne tiennent debout. La société humaine est antérieure à tout contrat, elle fait partie de notre nature et notre sensibilité à l'injustice tendrait plutôt à ne pas permettre au plus fort de prendre de l'ascendant. Il est vrai que, comme nous sommes formatés par une société inégalitaire, nous avons du mal à percevoir en quoi une hiérarchie (une inégalité) est une injustice. Pour autant, aucun d'entre nous ne se soumet par pur bonheur à une hiérarchie : nous y sommes contraints. C'est injuste. Et c'est violent. Ça aussi, ne nous paraît pas aller de soi, sauf si on fait partie de ceux qui ont eu l'occasion de recevoir un coup de matraque et de respirer du gaz lacrimogène pendant les rassemblements de Nuit Debout ou les manifestations contre la loi Travail. On comprend vite ce qu'est le pouvoir et sa violence quand on conteste ce qu'il fait.
Alors, si l'empathie nous pousse à vivre ensemble, si notre sensibilité à l'injustice nous fait détester la violence, pourquoi vivons-nous dans des sociétés hiérarchiques, étatisées et entourés par la violence et les guerres ? 
 

La violence, un phénomène récent

Pour être bien clair tout de suite : la violence dans l'espèce humaine est vraiment attestée depuis l'Âge du Bronze, qui a débuté vers -3.000, mais on en connaît des prémisses dès la fin du Paléolithique. La véritable naissance de l'insécurité arrive un millénaire plus tard, vers -2.000. Cela fait donc actuellement entre 4 et 5.000 ans que l'humanité est assujettie à la violence et à la guerre. Pendant les 2,8 millions d'année qui ont précédé, ni l'une ni l'autre ne faisaient partie de  nos bagages.
Dans son livre "Préhistoire de la violence et de la guerre", Marylène Patou-Mathis identifie précisément le moment où le registre archéologique commence à montrer des squelettes dont les traumatismes ne sont pas des accidents de chasse ou des accidents de la vie. Sur 12 sites préhistoriques où l'on observe des traces de violence (et probablement dans 5 autres) couvrant plusieurs centaines de milliers d'années (p. 149) « seuls deux attestent d'actes de violence volontaires : ils ont été perpétrés par l'Homme moderne ». Si la violence était congénitale à l'espèce humaine, nous devrions plutôt être dans la situation où ces traces seraient générales ou presque dans le registre archéologique. On trouve par contre des exemples de cannibalisme, avec des traces à -800.000 ans, mais il peut être rituel (on mange le mort pour s'approprier ses qualités, par exemple). Concernant la guerre, elle nous dit que « du fait de la rareté des blessures sur les os humains et de l'absence de représentations de scènes de combats dans l'art pariétal ou mobilier, on peut raisonnablement penser que la guerre n'existait pas » (p. 150). C'est clair. Et qui plus est, « hors d'Europe, les traces de violence sont rares » (p. 29).
330px-Morella_combate-de-arquero.pngLes choses commencent à changer au début du Néolithique, mais faiblement. « Si les actes violents augmentent en même temps que les populations nomades de chasseurs-cueilleurs se sédentarisent au début du grand réchauffement climatique, ils demeurent encore rares et majoritairement intracommunautaires » (p. 150), ce qui peut laisser penser à des différends qui tournent mal. Néanmoins, c'est un tournant dans le comportement humain.
Sur l'ensemble des peintures et gravures rupestres extrêmement abondant, du Paléolithique et du Néolithique, la première scène de guerre n'apparaît qu'au VIe ou au Ve millénaire, avec la figure ici à gauche, en provenance d'un abri de Morella en Espagne. Jusque-là, nulle part sur la planète, il n'avait été fait référence à un affrontement. À noter que les peintures rupestres, dans le reste du monde, qui montrent des violences, ont été réalisées après l'arrivée des européens, pendant la colonisation.
Pour Jean-Paul Demoule (voir cette note de lecture), c'est vers -4.500 que « du point de vue social, on constate à la fois des phénomènes de violence à une échelle beaucoup plus large qu'auparavant et des phénomènes de plus en plus marqués d'inégalité et de hiérarchie sociale » (p. 87-88). Et les hiérarchies, l'inégalité, les structures de pouvoir apparaissent en même temps que la métallurgie, à la même époque.
Ainsi, le scénario que nous décrit l'archéologie est exactement inverse au discours d'Hobbes. L'État, ce qu'il appelle le Léviathan, n'est pas venu pacifier des sauvages violents, il est venu encadrer des populations pacifiques pour leur imposer, par la violence interne, l'inégalité et la hiérarchie. Et par la violence externe il a accru l'inégalité en facilitant l'enrichissement et l'accroissement du pouvoir des  nouvelles élites. Les chambres funéraires avec des dépôts somptuaires vont dès lors magnifier et manifester cette nouvelle phase de la vie de l'humanité : l'invention de la soumission et de la servitude. On verra alors apparaître également les temples et les idéologies religieuses. Et, curieusement, il se pourrait que l'art soit aussi une manifestation des inégalités, un outil de distinction.
 

L'inégalité est  une violence

On voit dans le livre de Jean-Paul Demoule, « La révolution néolithique » que la transition de l'humanité de sociétés égalitaires vers des sociétés inégalitaires ne s'est pas faite « naturellement », il y a eu un combat permanent entre des formes différentes d'organisation sociale, mais la coercition en est toujours venue à bout.
Pour finir cette présentation, encore une citation de Marylène Patou-Mathis dans « Préhistoire de la violence et de la guerre » : « comme semblent l'attester les données archéologiques et comme le pensaient, entre autres, les Cyniques de l'Antiquité et certains philosophes des Lumières, on pourrait corréler l'apparition de la « société moderne » à celle des fléaux : inégalités, esclavage, guerres, etc. » (p. 164). Quelques-une de ces fléaux sont traités dans ce blog, suivez cette étiquette.

3p-30x27.png Cet article de Marylène Patou-Mathis dans le Monde diplomatique pourrait vous intéresser : "Non, les hommes n'ont pas toujours fait la guerre"

 


Cet autre article du blog pourrait vous intéresser
- La révolution néolithique - Jean-Paul Demoule
 
(*) à propos de vainqueur / vainqueuse, voir le billet d'Audrey Alwett ou le Wikitionnaire (cliquer ici pour revenir en haut de page)

 

 

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