L'empathie, un ancien outil de l'évolution des espèces

Note de lecture

Le livre de Frans de Waal, « L'Âge de l'Empathie » porte un titre qui sonne comme le manifeste d'un devenir linéaire qui serait la prochaine étape de l'évolution humaine. C'est presque dommage tant ce livre marque, à mon sens, un tournant dans la vision du monde qui nous a été proposée depuis Hobbes,  qu'il contredit cmplètement car, comme le montre très bien Frans de Waal, l'empathie - qui pousse à s'intéresser à l'autre - se compte en centaines de millions d'années(1). Si l'empathie est si vieille, et partant, si ancrée dans l'évolution des espèces sociales qui ont conduit jusqu'à nous et en nous-mêmes, pourquoi diable vivons-nous dans un système qui promeut la « guerre de tous contre tous » ?

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Dans notre société telle qu'elle a évolué depuis le XVIème siècle, et la philosophie de Hobbes n'y est pas étrangère, notamment celle développée dans le Léviathan, c'est la concurrence entre tous qui est valorisée. La concurrence c'est la guerre, on en revient à cette idée. Hobbes a séparé l'état de société de l'humanité de l'état de nature. Dans ce premier état l'humanité était forcément violente, tout le monde tabassait tout le monde, les hommes violaient les femmes, comme les chiens qui se battent pour un os les humains se battaient pour une proie. On se rencontrait pour s'entretuer. Hobbes ne dit pas comment on parvenait à se reproduire, ou je ne l'ai pas vu. De cet état de nature l'homme s'est créé des contraintes pour en sortir et vivre enfin libre, c'est-à-dire enchaîné à la loi, à la police, obéissant à des supérieurs et travaillant pour enrichir autrui. Enfin... si on le force, quand-même. Je suis un peu ironique, mais ceci est très sérieux, ce sont ces idées-là et celles qui ont été produites plus tard là-dessus, en y ajoutant une aura pseudo-scientifique, qui continuent à organiser nos sociétés.

La perspective qui m'intéresse dans ce livre est celle de ma recherche sur l'égalité. En fait, si la concurrence est effectivement la base des instincts humains, la violence en est le corollaire et, s'il y a violence il y a vaincu et vainqueur (je ferai un prochain billet sur la violence(2) dans l'espèce humaine). Cette première hiérarchie est aussi la première inégalité, l'un dominant l'autre. Les tenants de ces conceptions ont trouvé dans la déformation des thèses de Charles Darwin le terrain idéal pour leur apporter des justifications (pseudo) scientifiques, à une époque où la hiérarchie découlant de l'organisation céleste n'était plus suffisante pour mater le bon peuple qui réclamait sa part du gâteau. Comme le dit Frans ce Waal « les farouches partisans de la concurrence ouverte, par exemple, se réclement souvent de l'évolution » (p. 15). Et si les thèses du genre « l'homme est un loup pour l'homme » font florès dans les écoles de commerce où il faut apprendre à devenir le super-loup, c'est parce qu'on néglige trop d'aller voir du côté de la recherche scientifique « l'ample corpus de connaissances sur le comportement humain qui s'est accumulé en anthropologie, en psychologie, en biologie ou en neurosciences. La réponse émanant de ces disciplines se résumé en quelques mots : nous sommes un groupe d'animaux infiniment coopérants, sensibles à l'injustice, parfois bellicistes, mais essentiellement pacifistes » (p. 16). L'intro du bouquin est on ne peut plus claire et finalement cette phrase résume l'ensemble du propos.

Une espèce coopérative

Alors coopérants ? Il faut être égaux pour coopérer, autrement on obéit. Sensibles à l'injustice ? nous refusons alors l'inégalité, première injustice qui se manifeste par une distribution inéquitable du bien obtenu, par une violence ou par un reproche infondé. Frans de Waal montre à quel point nombre de mammifères sont eux-mêmes sensibles à une différence de "rémunération" d'une tâche, lorsque par exemple on donne deux friandises à l'un et une seule à l'autre ou à une conséquence négative de leur action sur un congénère. En général ils arrêtent de coopérer(3). Notre espèce est encore plus sensible, et dès les premiers mois de vie. Essentiellement pacifistes ? Là aussi, seule l'égalité permet sinon d'éviter au moins de réduire le conflit. Parfois bellicistes ? Il y a là objet à discussion, en particulier lorsqu'on parle de compétition, comme le fait Frans de Waal - à mon sens influencé par la société américaine où il vit - sans jamais regarder le pendant de la coopération qu'est l'émulation. Quelle différence ? Dans la compétition le but est d'éliminer l'adversaire, on est dans le registre de la violence. Dans l'émulation le but et d'aller plus loin, de faire mieux, que le partenaire. Sans le détruire. Cette question de la différence entre compétition et émulation n'est pas abordée et pourtant tous les enseignants connaissent les effets délétères de la première et les effets bénéfiques de la seconde dans une classe. Dans la première il s'agit d'atteindre un but seul et d'en bénéficier seul éventuellement au détriment des autres, dans la seconde il s'agit de relever un défi pas à pas, chacun apportant sa pierre à l'édifice, chacun partant à chaque instant d'un nouveau pallier, le but est atteint par l'effort collectif. Il est dommage que Frans de Waal n'ait pas du tout envisagé cette distinction, la seconde partie de son livre qui est sous-titré « leçons de la nature pour une société solidaire », et qui a une volonté plus sociétale, en aurait grandement bénéficié. Le constat pourtant est terrible, il se transforme en dénonciation si on veut bien y regarder de près : « Trop d'économistes et de responsables politiques modèlent la société humaine sur la lutte permanente qu'ils croient exister dans la nature. Or ces allégations sont le fruit de leurs projections. Prestidigitateurs, ils commencent par mettre leurs préjugés idéologiques dans le chapeau de la nature, puis les en retirent comme autant de lapins pour montrer que la nature confirme leurs thèses. Nous nous sommes trop longtemps laissé duper par ce tour de passe-passe. La compétition fait à l'évidence partie du tableau, mais l'homme ne vit pas seulement de compétition » (pp. 19-20).

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En effet, l'homme vit aussi et avant tout de sa relation à ses semblables. « Nos corps et nos esprits sont faits pour la vie en société, et nous perdons toute joie de vivre lorsqu'elle vient à manquer. Sur l'échelle des pires châtiments, l'isolement cellulaire vient juste après la mort » (p. 23). Frans de Waal montre que ce besoin relationnel très fortement constitutif de l'humanité vient de loin, s'inscrit dans l'évolution des animaux sociaux. Et « nous sommes des mammifères, des animaux dotés d'une vocation maternelle obligatoire. L'attachement a pour nous une incroyable valeur de survie, le lien essentiel entre tous étant celui qui unit la mère et sa progéniture. Ce lien fournit le modèle évolutionniste de base à tous les autres attachements, parmi lesquels ceux entre adultes » (p. 25). D'ailleurs, le behaviourisme a eu des effets dévastateurs, comparables à un crime contre l'humanité. Watson, le fondateur de cette branche de la psychologie niait l'étude des sentiments et ne s'intéressait qu'aux comportements, presque des automatismes.  « Son scepticisme s'exerçait en particulier à l'endroit de l'amour maternel, qu'il considérait comme un outil dangereux. En étant aux petits soins pour leurs enfants, les mères leur portaient préjudice car elles leur inculquaient des faiblesses, des peurs et des complexes d'infériorité. Il fallait à la société moins d'amour et plus de structure. Watson rêvait d'une « ferme de bébés » sans parents, où on élèverait les nourrissons en fonction de principes scientifiques » (p. 27). Je passe les détails, ces fermes ont réellement existé, les enfants n'y étaient pas touchés, pas câlinés, pas dorlotés, ils étaient dans des berceaux tous séparés par des tentures blanches, sans stimuli et sans sollicitation.  « Dans certains orphelinats, le taux de mortalité avoisinait les 100% » (p. 28). Le behaviourisme a démontré par l'horreur que nous sommes individuellement des êtres collectifs, que nous n'existons que socialement, que nous ne pouvons vivre que les uns avec les autres. « L'attachement est essentiel pour notre espèce, et c'est notre plus grande source de bonheur » (p. 29) et de questionner « Pourquoi vouloir dissocier le soi de l'autre, ou l'autre du soi, si la fusion des deux est le secret qui se cache derrière notre nature coopérative ? » (p. 117)
Notre société, dont la culture est fortement dominée par une idéologie appelée « économie » déguisée en science, décrit des individus rationnels et calculateurs, égoïstes nuit et jour, éveillés comme endormis. « (...) les économistes préfèrent imaginer un monde hypothétique mû par les forces du marché et par des choix rationnels ancrés dans l'intérêt personnel. Ce monde correspond, certes, à certains spécimens de l'espèce humaine, qui agissent sous l'emprise de l'égoïsme et exploitent autrui sans que rien les y oblige. Dans la plupart des expérimentations, cependant, ces gens-là se révèlent minoritaires. La majorité se montre altruiste, coopérative, sensible à la justice et soucieuse des buts de la communauté. Le degré de confiance et de coopération qu'elle déploie excède les prévisions des modèles économiques » (p. 238) et de poursuivre « ne voir en nous que des opportunistes calculateurs n'est pas sans danger : cette vision nous oriente très exactement vers un tel comportement. Elle ébranle la confiance dans les autres et nous rend prudents plutôt que généreux. Comme l'expliquait l'économiste américain Robert Frank :  L'idée que nous avons de nous-mêmes et de nos possibilités détermine nos ambitions. [...] La théorie de l'intérêt personnel a eu des effets pernicieux et dévastateurs. En nous encourageant à voir le pire chez autrui, elle fait ressortir le pire en nous. Redoutant de tenir le rôle du crétin, nous répugnons souvent à écouter nos instincts plus élevés » (p. 238 - 239).

Cependant, pourquoi sommes-nous enclins à aider les autres ? « Aider un membre de sa parentèle présente des avantages génétiques, et c'est pourquoi les biologistes distinguent cette aide de celle apportée aux individus non apparentés. Là, les avantages sont infiniment moins évidents. Pourquoi alors les animaux adoptent-ils ce comportement ? Piotr Kropotkine, notre prince russe, proposa una interprétation au début du xxe siècle dans son ouvrage L'Entraide. Si l'aide s'exerce au sein de la communauté, écrivit-il, tous les acteurs sont gagnants.
Kropotkine oubliait d'ajouter que ce système ne fonctionne que si tout le monde y contribue plus ou moins à égalité. Or certains seront tentés de jouir des fruits de l'arbre sans l'arroser. Autrement dit, la coopération est vulnérable aux profiteurs. Quelques années après la publication de L'Entraide, Kropotkine revint sur ses propos et mentionna, cette fois, les parasites. Mais il suggérait une solution : Je suppose un groupe d'un certain nombre de volontaires s'unissant dans une entreprise quelconque pour la réussite de laquelle tous rivalisent de zèle, sauf un des associés qui manque fréquemment à son poste ; devra-t-on à cause de lui dissoudre le groupe, nommer un président qui imposera des amendes, ou bien, enfin, distribuer, comme à l'Académie, des jetons de présence ? Il est évident qu'on ne fera ni l'un ni l'autre, mais qu'un jour on dira au camarade qui menace de faire péricliter l'entreprise : « Mon ami, nous aimerions bien travailler avec toi ; mais comme tu manques souvent à ton poste, ou que tu fais négligemment ta besogne, nous devons  nous séparer. Va chercher d'autres camarades qui s'accommoderont de ta nonchalence ! ». Les animaux choisissent de même ceux avec qui ils travaillent et instituent pardois un « système de copinage » favorisant des partenariats mutuellement bénéfiques aux deux parties » (p. 252 - 253).

La société est naturelle

Dans les pages suivantes Frans de Waal détruit le mythe du contrat social, c'est-à-dire une société humaine qui n'aurait existé qu'à la suite d'un contrat passé entre ses fondateurs. Non, la vie en société est juste naturelle mais cet « état de nature » était alors mal perçu, c'était l'état dans lequel vivait le « sauvage » ou le « primitif », tout ce qui n'était pas digne de nous (voir mon article précédent). C'est-à-dire que tous nos ancêtres vivaient en société, comme leurs ancêtres, comme les personnes non-humaines encore dont descend notre espèce et leurs ancêtres aussi. Ça vient de loin. Et vivre en société c'est en particulier se prêter mutuellement secours, s'entraider, partager (comme nous le faisons par exemple avec la Sécurité sociale qui est un partage de revenus différé, un partage évolué, mais fragile face aux idéologies compétitives dont le pouvoir acquis est immense). Ce besoin d'être en groupe et de s'entraider est essentiel à la survie quand on est un animal individuellement mal équipé pour lutter, attaquer ou se défendre, comme c'est notre cas. L'intelligence ne suffit pas pour éviter une hyène, il vaut mieux avoir d'autres atouts. « On observa que les mêmes singes se déplaçaient en groupes importants dans les îles à félins, mais en unités plus réduites dans les autres. La prédation contraint les individus à s'assembler. En règle générale, plus une espèce est vulnérable, plus elle fait corps » (p. 40). Et cela a développé l'esprit grégaire, c'est-à-dre ce besoin de faire comme les autres : applaudir en rythme, cadencer ses pas, danser... et se faire manipuler pour former une armée. « Devant une armée en marche, je ne vois pas nécessairement l'agressivité passant à l'action, mais l'instinc grégaire (...) » (p. 42). Je reviendrai sur le thème de la violence et de la guerre, dont on nous rebat les oreilles, non parce que l'humanité est foncièrement violente mais parce que la guerre sert et enrichit ceux qui la promeuvent, et qu'ils ne peuvent en bénéficier que s'ils sont capables de mobiliser les populations, alors qu'eux-même ne tirent pas une balle et se protègent pendant les conflits. Ce besoin de faire corps avec les autres s'exprime particulièrement dans l'art, en particulier la musique. « De même qu'il n'existe pas de culture humaine sans langage, il n'en existe aucune d'où la musique soit absente. Elle nous submerge et affecte notre humeur. Si elle est écoutée par de nombreuses personnes en même temps, il en résulte inévitablement un sentiment de convergence. Tout l'auditoire devient exalté, mélancolique, songeur, et ainsi de suite. La musique semble faite pour cette union » (p. 99 - 100).

Frans de Waal s'est appuyé sur ses nombreuses observations des primates, notamment les grands singes, comme éthologue pour affermir sa thèse. Notre espèce est douée d'une empathie exceptionnellement développée qui la conduit à une vie sociale intense, à la coopération, au partage (qui rend heureux) et exclut la violence (comme système, mais l'agressivité qui est un atout pour la survie peut parfois conduire à des conflits interpersonnels).  « Il est difficile de nier l'importance centrale de l'attachement social. Nous décrivons volontiers la condition humaine en termes sublimes : quête de liberté, aspiration à une vie vertueuse. Mais les sciences de la vie en ont une vision plus terre à terre. Tout tourne autour de la sécurité, de la camaraderie sociale et d'un ventre plein » (p. 107)(4). De telles caractéristiques favorisent les situations et les organisations d'égalité entre les individus au sein d'un groupe, même si cette égalité peut prendre des formes très variées selon les cultures (ce sera un autre sujet aussi car pour concevoir l'égalité il faut expérimenter l'inégalité).

Je finis ce billet par la conclusion du premier chapitre en laissant la parole à Frans de Waal : « La pensée politique d'aujourd'hui continue de se cramponner à ces mythes machistes, en témoigne la croyance que nous pouvons traiter le planète à notre guise, que l'humanité est éternellement vouée à guerroyer et que la liberté individuelle passe avant la communauté.
Rien de tout cela ne concorde avec le « comme avant », qui est fait de dépendance mutuelle, de contacts, d'élimination des querelles tant internes qu'externes. L'emprise sur les moyens de subsistance se révèle en effet si infime que la nourriture et la sécurité priment tout le reste. Les femmes cueillent les fruits ou les racines, les hommes chassent, et ensemble ils élèvent des familles peu nombreuses qui doivent leur survie à leur inclusion dans un tissu social plus vaste. La communauté est là pour eux, et eux sont là pour la communauté. Les Bushmen consacrent beaucoup de temps et d'attention à échanger de petits cadeaux au sein de réseaux qui couvrent de nombreux kilomètres et des générations multiples. Ils ne ménagent pas leurs efforts afin de parvenir à des décisions par consensus, et craignent l'ostracisme et l'isolement plus que la mort même. Dans une phrase révélatrice, une femme confiait : « Ce n'est pas bon de mourir, parce que quand on meurt on est seul». » (p. 46)

Et pour récapituler...

 

 

 


Notes
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1 - « Elle débuta probablement avec l'apparition des soins parentaux. Pendant deux cents millions d'années d'évolution des mammifères, les femelles sensibles à leur progéniture se reproduisirent davantage que les femelles froides et distantes. (...) Les femelles qui ne réagissaient pas ne propagèrent jamais leurs gènes. » (p. 105)
Le terme "empathie" a été créé par le psychologue allemand Theodor Lipps (1851 - 1914). Charles Darwin, avant lui, utilisait le terme "sympathie" et Pierre Kropotkine celui d'"entraide". Le concept d'empathie a permis de préciser et d'approfondir cette fonction qui nous porte, indépendemment de notre réflexion, vers autrui. « La langue allemande résume élégamment ce processus en un mot : Einfühlung (capacité de saisir de l'intérieur). Plus tard, Lipps proposa son équivalent grec, empatheia, qui signifie éprouver une forte affection ou passion. Les psycologues américains et britanniques se rallièrent à ce dernier terme, qui donna « empathie ». Je préfère le terme Einfühlung. Il exprime en effet la projection d'un individu dans un autre. Lipps fut le premier à identifier le canal particulier dont nous disposons pour accéder à autrui. Nous sommes incapables d'éprouver ce qui se passe hors de nous, mais par cette fusion inconsciente du soi et de l'autre, les émotions de l'autre résonnent en nous » (p. 102 - 103).
2 - Frans de Waal aborde aussi cette question à plusieurs reprises. La forme majeure de la violence est le meurtre et la guerre, voici les conclusions auxquelles il arrive : « Tuer réellement quelqu'un n'a rien à voir avec le cinéma, et les données nous indiquent à cet égard ce que peu d'entre nous auraient soupçonné : l'instinct de tuer est absent chez la plupart des hommes. Il est pour le moins curieux que la plupart des soldats, même bien armés, ne tuent jamais. Pendant la Seconde Guerre mondiale seulement 1 soldat américain sur 5 tira réellement sur l'ennemi. (...) Un officier rapporta ainsi : « Les chefs d'escouade et les sergents qui commandaient les sections devaient faire avancer ou reculer la ligne de feu en donnant des coups de pied à leurs hommes pour les décider à y aller. Nous nous estimions heureux quand deux ou trois soldats d'une escouade faisaient feu. » On calcula de même que pendant la guerre du Vietnam, les soldats américains utilisèrent plus de cinquant mille cartouches pour chaque soldat ennemi tué. La plupart des balles devaient avoir été tirées en l'air. (...) La grande majorité des tueries lors d'une guerre sont imputables à seulement un petit pourcentage de combattants - peut-être 1 ou 2%. Il s'agit sans doute de la catégorie d'humains que nous avons analysée, celle qui est immunisée contre la souffrance d'autrui. » (pp. 317 - 318). Par "personne immunisée contre la souffrance d'autrui" Frans de Waal fait référance aux psychopathes : « Il existe une maladie mentale qui se caractérise par une dissociation permanente entre la prise de perspective et les régions les plus enfouies de l'empathie. L'étiquette de « psychopathe » est souvent associée à la violence, ainsi chez les tueurs en série comme Ted Bundy et Harold Shipman, ou chez les tueurs en masse comme Staline, Mussolini et Saddam Hussein. (...) Cet état se définit par une attitude antisociale où la seule loyauté va à soi. (...) Des individus sans pitié ni morale nous cernent, occupant souvent des postes élevés. Ces serpents en complet-veston, pour reprendre le titre d'un livre, ne représentent peut-être qu'un faible pourcentage de la population, mais ils prospèrent dans un système économique qui récompense la férocité. » (p. 307 - 308).
Pour conclure cette longue note, encore une citation : « Quiconque voudrait brandir les atrocités de la guerre comme argument contre l'empathie humaine doit donc y regarder à deux fois. Les deux ne s'excluant pas mutuellement, il est important de réfléchir à la difficulté qu'éprouvent la plupart des hommes à appuyer sur la détente.  Pourquoi, si ce n'est par empathie envers leurs semblables ? Complexe sur le plan psychologique, la guerre semble davantage imputable aux hiéarchies et à l'obéissance aux ordres qu'à l'agression et au manque de pitié. » (p. 319)
3 - « Church, qui apprenait à ses sujets d'expérience à obtenir de la nourriture en pressant un levier, s'aperçut que si un rat remarquait que cette pression envoyait une décharge électrique à un autre rat, il cessait de l'exercer. » (p. 109)
4 - Je ne sais pas si par « camaraderie sociale » Frans de Waal intègre, en évitant de la nommer pour ne pas choquer ses lecteurs les plus puritains, la sexualité. Elle est la plus forte relation entre deux (ou plusieurs) individus et, dans l'espèce humaine, elle n'est qu'accidentellement liée à la reproduction (je ferai un billet aussi sur ce sujet qui est majeur pour l'organisation des sociétés). La sexualité est d'abord un intense plaisir, considéré comme le plaisir le plus intense qu'un corps peut éprouver et elle est recherchée d'abord - sinon uniquement - pour cela. C'est cette recherche du plaisir relationnel, de la fusion des corps, de la réciprocité du partage produit qui organise des complicités (mais aussi des conflits) entre individus. Contrairement aux espèces où un signal (les phéromones) produit une action de la part du mâle sur la femelle et conduit à la reproduction, chez nous c'est le néocortex qui prend le dessus, produit attirance et envie puis le toucher fait le reste. Ce rôle du plaisir fait partie des tabous sociaux dans un monde porté sur la valorisation de l'effort et la répression de l'hédonisme, pourtant il semble bien être fondamental, il est au cœur de l'empathie. « L'empathie nous attire irrésistiblement dans la situation d'autrui. Oui, nous éprouvons du plaisir à aider les autres, mais puisqu'il nous touche à travers l'autre, et seulement ainsi, ce plaisir est authentiquement altruiste.» (p. 175). À ce sujet voir aussi cette expérimentation de l'Université de Zurich qui vient confirmer les recherches de Frans de Waal.