L'origine de l'inégalité selon Brian Hayden

Note de lecture

Biface_feuille_de_laurier.JPG« Le principal problème à traiter est de savoir comment et pourquoi l'inégalité est née des communautés égalitaires qui l'ont précédée » - indique Brian Hayden dans son introduction. C'est le propos annoncé du livre bien qu'il explore plutôt les moyens que les causes, hormis une thèse centrale et déroutante : les personnalités « triple A » (« chefs avides, agressifs et accumulateurs » p. 50) associées à la possibilité de production de surplus, permet à ceux qui ne recherchent que leur intérêt personnel de prendre de l'ascendant et d'utiliser à leur profit la capacité de produire plus que nécessaire : « (…) toutes les activités majeures de développement des élites ou des proto-élites étaient basées sur la production et l'utilisation des surplus, qu'ils soient destinés à donner des festins, des présents, des dots, à conclure des alliances, des échanges, à acquérir des objets de prestige ou à toute autre activité » (p. 32) utilisant aussi « la transformation des surplus de nourriture en dettes, obligations ou bien convoités » (p. 49). Qui orchestrait cela ? « (…) les formes extrêmes de personnalités (psychopathes) pratiquant le « profit » [qui] apparaissent dans une certaine mesure dans toutes les classes sociales indépendamment de l'éducation, et dans toutes les populations, même parmi les sociétés les plus simples de chasseurs-cueilleurs » (p. 49).

D'entrée j'ai eu le sentiment que l'auteur décalque notre conception de l'économie, de la valeur et du pouvoir sur des périodes dont les mentalités, les cultures, les valeurs sont très différentes des nôtres et qui s'étalent du Paléolithique supérieur jusqu'au Néolithique.

Il argumente son point de vue en particulier par des observations personnelles. « (…) j'avais entrepris des recherches ethnographiques sur le terrain, dans les montagnes mayas du Mexique, afin de déterminer quels types de bénéfices pratiques les élites des villages mayas apportaient à leurs communautés. (…) J'ai été complètement sidéré de découvrir que les résultats de l'enquête, village après village, montraient que les élites locales n'apportaient strictement aucune aide matérielle aux autres membres de la communauté en temps de crise mais cherchaient au contraire les moyens de profiter de l'infortune des autres » (p. 29-30). Il constate que d'autres témoignages ethnographiques montrent que cette situation est « typique des élites transégalitaires dans les villages et les chefferies traditionnelles » (p. 30). Les personnalités qui recherchent leur intérêt personnel exclusif sont chassées des communautés égalitaires (ou éliminées), ne pouvant utiliser la force, « ils étaient contraints d'utiliser la ruse afin que les autres membres de la communauté acceptent de participer à des activités destinées au développement des surplus » (p. 32) et ces activités sont ces « festins, des présents, des dots » comme indiqué ci-dessus mais aussi l'acquisition d'objets de prestige.

« La contrainte était beaucoup moins efficace que l'échaffaudage de plans promettant des avantages aux autres membres de la communauté, plans combinés à une judicieuse utilisation de la force si cela pouvait être fait en toute impunité. Les avantages que mettaient en avant les chefs pour leurrer les membres des premières communautés transégalitaires et les attirer dans leur plans devaient être nombreux » et s'ensuit une énumération d'hypothèses.

J'ai eu, pendant toute la première partie de ce livre, l'impression de la construction d'un schéma basé sur la conception de la valeur (marchande) en cours dans nos sociétés et les présupposés d'Adam Smith d'un homo œconomicus calculant à chaque instant son intérêt personnel pour faire des affaires juteuses. Hormis cette explication d'un intérêt personnel et de manipulations réalisées par ces individus triple A qui finissent pas instaurer une hiérarchie à leur profit (sans que le mécanisme pour y parvenir soit identifié), je n'ai pas eu le sentiment d'avoir une analyse des évolutions, progressives ou non, qui ont conduit de la possibilité de surplus à sa concrétisation (stockage), du stockage à la propriété individuelle (c'est-à-dire la possession exclusive qui se manifeste par l'interdiction d'usage par tout tiers) et de la propriété individuelle à l'échange individuel (le commerce créateur de valeur) alors que, jusqu'à une période récente et déjà historique, ce n'étaient pas des individus qui échangeaient mais des groupes.

Les descriptions de hiérarchies concernent des sociétés observées par des ethnologues (donc modernes) qui viennent en appui aux thèses concernant des périodes préhistoriques. « Edmund Leach a observé plusieurs cas de hiérarchie au sein de communautés vivant dans des zones agricoles pauvres mais situées en des lieux stratégiques pour le contrôle des échanges (…) Toutefois de telles occurrences étaient probablement l'exception plutôt que la règle au moment où sont apparues les inégalités, il y a plusieurs milliers d'années » (p. 37).

Les classifications de sociétés

Brian Hayden classe les sociétés en trois types :

  • le sociétés égalitaires : « citons comme exemples les Aborigènes du désert australien et, en Afrique, les groupes de Bushmen » (p. 15)

  • les sociétés transégalitaires : « les sociétés transégalitaires se situent entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs où l'égalitarisme est la règle générale et les chefferies clairement stratifiées » (p. 15)

  • les sociétés inégalitaires : avec hiérarchies, stratification et différences de capacité économique marquées.

Dans les sociétés transégalitaires, l'inégalité existe déjà, mais elle ne concerne qu'une petite partie de la société, la majorité de la population faisant partie de l'élite. Ces sociétés ont une densité de population élevée comparativement aux sociétés égalitaires et introduisent des nouveautés telles que le stockage, le culte des ancêtres, la propriété individuelle ou familiale, « une compétition à base économique », les biens de prestige, les festins. « Les sociétés transégalitaires seront donc le point central de ce livre puisque c'est en leur sein que les premières inégalités significatives sont apparues » (p. 15-16).

Il distingue également trois types de structure inégalitaire :

  • la hiérarchie : « certains groupes sont censés exercer un contrôle significatif sur d'autres » (p. 17) ;

  • l'hétérarchie : peuvent comprendre w des différences « horizontales » entre des groupes spécialisés » et « deux ou plusieurs groupes hiérarchiques discrets ». Les centres de pouvoir y sont multiples et intéragissent en égaux (p, 17) ;

  • la stratification « fait référence à des droits et des privilèges institutionnalisés impliquant en général un statut héréditaire, des droits économiques et des rôles » (p. 18).

Le développement

Pour l'auteur, la démographie n'est pas le moteur des inégalités pas plus que la sédentarisation, qui serait plutôt la conséquence de l'existence de surplus et non sa cause.

Le rôle de la création des surplus est mis en avant, notamment par le besoin de les gérer. C'est donc une explication par la politique qu'il préconise. « (…) la maîtrise des richesses est une des composantes les plus communes, sinon universelles, des stratégies utilisées pour établir des contrôles politiques » (p. 39), ce qui nous ramène à cette intentionnalité que l'auteur attribue à certaines personnes. « D'après l'examen des preuves archéologiques de l'inégalité sociale (…), il pourrait apparaître que, sans le soutien approprié d'une économie sûre, basée sur les surplus, aucune des autres stratégies de mise en place d'inégalités de pouvoir généralisées n'était viable à long terme » ( p. 40).

Les surplus eux-mêmes sont-ils nécessaires pour la subsistance ? On pourrait arguer que les sociétés de chasseurs-cueilleurs sans surplus ne connaissent qu'exceptionnellement des disettes ou des manques, qu'elles sont plutôt des « sociétés d'abondance » selon la terminologie de Marshal Sahlins. Différents chercheurs « moi-même et d'autres ont noté que la cause majeure de l'intensification de la production de nourriture dans les sociétés transégalitaires n'est ni le manque de nourriture ni la pression démographique, mais bien plutôt la génération de davantage de surplus pour obtenir du pouvoir, de la richesse et des avantages de survie » (p. 69).

L'ensemble du raisonnement est basé sur les observations de sociétés appelées transégalitaires modernes, considérées comme représentatives des sociétés du Paléolithique supérieur, peut-être même de certaines sociétés du Paléolithique moyen.

Dans le chapitre 2, l'auteur aborde « les stratégies de développement qui fonctionnent » et il en identifie « treize communément utilisées pour promouvoir ses propres intérêts et tirer avantage du vaste potentiel de surplus qui peut être produit » (p. 57). Ces stratégies passent par la mise en place de la propriété, l'instauration de dettes contractuelles, l'organisation de festins, la création d'institutions telles que le prix de la fiancée ou la dot, l'investissement dans les enfants, les objets de prestige, les échanges générateurs de profits, les tabous, la guerre, le surnaturel, la manipulation des valeurs culturelles, la mise à distance des autres et les pots-de-vin. C'est par ces moyens que les chefs accroissent leur pouvoir sur les autres membres du groupe et organisent un circuit d'accumulation des richesses à leur profit.

L'archéologie

Le dernier chapitre est consacré à l'analyse des vestiges archéologiques à l'aune de cette grille de lecture. Comme les surplus nécessitent des capacités de stockage, l'auteur s'intéresse aux traces de ces techniques et conclut, pour le Paléolithique inférieur « il n'y a aucune raison d'envisager l'existence d'une quelconque forme d'inégalité socioéconomique conséquente durant les deux premiers millions d'années de la préhistoire humaine. L'image qui ressort de toutes les données archéologiques que nous avons sur cette période est celle de groupes égalitaires, mobiles et peu nombreux.

Au Paléolithique moyen par contre (-120.000 à -35.000) « En plus des sépultures néandertaliennes, les premiers objets de prestige apparaissent au cours du Paléolithique moyen, en général dans la même aire géographique que les sépultures. Bien que rares, et probablement utilisés dans un cadre rituel, ces objets sont néanmoins les premiers indices que nous ayons de l'apparition de l'inégalité économique » (p. 77-78). Ces éléments sont ensuite détaillés.

Le Paléolithique supérieur (-35.000 à -10.000) serait la véritable époque de la transition vers les sociétés transégalitaires puis vers l'inégalité. Ces sociétés sont décrites comme « tout à fait comparables au complexe ethnographique des chasseurs-cueilleurs de la côte et de l'intérieur du Nord-Ouest américain » par François Bordes et Denise de Sonneville-Bordes et Brian Hayden fait lui-même « plusieurs parallèles entre le Paléolithique supérieur et les cultures du Nord-Ouest » (p. 81).

C'est à cette époque qu'on voit émerger une densité de population significative. « Elle était en général plus élevée que dans les périodes précédentes (Paul Mellars l'estime 10 fois plus élevée) et, dans certaines régions, comparable à celles des premiers agriculteurs » (p. 81). Les ressources étaient alors assez abondantes pour « entretenir des populations de sociétés complexes du point de vue socio-économique » (p. 83).

En défense de l'existence dès cette époque de sociétés transégalitaires viennent les indices de stockage probable. « En Europe de l'Ouest, dans des sites comme El Juyo, les abattages en masse de troupeaux entiers, asociés à des stries de découpe et le fumage de la viande étaient pratiqués et que les abattages fournissaient plus de viande que ce qui pouvait être consommé immédiatement » (p. 83). Parallèlement s'installe la sédentarité, saisonnière ou totale. « En Europe de l'Ouest, l'épaisseur et le contenu organique des couches archéologiques de la plupart des sites du Paléolithique supérieur, dans des régions comme celle des Eyzies, sont absolument significatifs et impliquent que les endroits stratégiques étaient utilisés comme camps de base de ffaçon plus régulière et pendant des périodes plus longues qu'auparavant » (p. 84) et « dans certains de ces gisements, on rencontre des cabanes allongées et des habitations en fosse semblables à celles décrites par les ethnologues chez des groupes transégalitaires de chasseurs-cueilleurs nord-américains de la région intérieur du Nord-Ouest » (p. 85).

Cette évolution socio-économique a permis l'émergence des biens de prestige, qui « peuvent être définis comme des objets qu'on utilise pour résoudre des problèmes ou poursuivre des objectifs à caractère sociopolitique » (p. 86). Ces biens de prestige associés à des individus montrent l'existence de propriété privée. Le bien de prestige est décrit par Brian Hayden comme remplissant des fonctions analogues à celles que nous attribuons à la monnaie : endetter les autres, afficher du pouvoir et du succès, thésauriser (« transformer les surplus alimentaires en richesse moins périssable » (p. 87)), acheter de l'honneur ou compenser du travail et « valider les transactions sociales et politiques importantes », un peu comme cela se fait aujourd'hui entre chefs d'État qui se manifestent leurs bonnes intentions par un échange de présents généralement prestigieux.

hutte-mammouth-meziric.jpgD'autres éléments, comme l'architecture monumentale, les sépultures (« sur les millions d'individus qui ont vécu en Eurasie durant le Paléolithique supérieur, nous connaissonsà ce jours moins de 100 sépultures » (p. 95)), le culte des ancêtres, les sociétés secrètes, l'accès au surnaturel, les festins, la spécialisation sont autant d'éléments qui permettent de décrire la structure transégalitaire des sociétés de cette période. Ainsi le faible nombre de sépultures est associé à une ostentation marquée du défunt. « (…) ils étaient enterrés avec ostentation car ceux qui leur survivaient désiraient se souvenir d'eux. Les ancêtres deviennent traditionnellement importants quand des individus essaient d'exercer un contrôle sur d'autres individus et quand les ressources sont héréditaires » (p. 101).

Cette tendance va se développer pendant le mésolithique (-10.000 à -5.000) où de nombreuses innovations voient le jour et les témoignages de sociétés transégalitaires deviennent plus abondants pour, finalement, au Néolithique l'ensemble des innovations précédentes aboutissent aux civilisations et aux véritables inégalités. « Nous pouvons présumer que le modèle fondamental de l'inégalité avec l'établissement de classes et la pratique de l'exploitation a commencé à s'établir solidement à cette époque » (p. 124).
 


« Naissance de l'inégalité, L'invention de la hiérachie durant la préhistoire », Brian Hayden, CNRS Éditions, collection Biblis, 2013 (1ère édition 2008)