L'art est-il la signature de l'inégalité ?

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Relevé de l'un des bisons polychromes d'Altamira, publié par É. Cartailhac et H. Breuil en 1906 dans « La caverne d'Altamira à Santillane, près Santander (Espagne)»

L'art est-il l'expression des capacités d'abstraction et symboliques de l'humanité, cette projection de soi visible par tous, ce partage, cette communion des esprits, des sens, des sensations, des sentiments, des ressentis et même de ce que Freud appelé l'inconscient, cet infra-monde qui ne s'exprime que dans le non contrôle de soi, auquel cas il est une potentialité présente dans chacun de nous, exprimée par certains, tue par d'autres ; ou bien une production économique qui permet d'exprimer le prestige du détenteur, bien au-delà du talent du réalisateur, qui ne serait alors que main-d'œuvre ? Dans ce cas l'art serait la signature de l'inégalité du groupe humain où il s'exprime.

Dans le cadre de cette recherche que je démarre sur les origines et les raisons de l'inégalité au sein de l'humanité, plusieurs lectures m'ont interpellé à ce sujet.

CoquillageGrave-500000ans.pngLes premières œuvres d'art connues datent des débuts du Paléolithique supérieur. La plus ancienne expression graphique connue est bien plus ancienne, environ 500.000 ans, mais il est difficile de la considérer comme de l'art. C'est pour l'instant un exemplaire unique d'un zig-zag tracé sur un coquillage1. Il n'y a pas d'autres traces jusqu'aux morceaux d'ocre trouvés dans la grotte de Blombos (Afrique du Sud) datés à -72.000ans, puis les deux phoques de la grotte de Nerja2 (Espagne) datés de -42.000 et des peintures rupestres de Sulawesi (Indonésie) datées d'environ -40.0003.

Or, nous dit Brian Hayden, « On perçoit les premières lueurs d'un glissement vers l'inégalité socio-économique il y a environ 50.000 ans. Ces changements s'accentuent dans certaines zones écologiquement favorisées vers -30.000 ans et sont particulièrement remarquables et beaucoup plus répandues vers -15.000 ans »4. Ainsi les œuvres d'art produites par l'humanité seraient apparues de manière concomitante avec les premières organisations sociales inégalitaires. Et même si les phoques de Nerja pouvaient être attribués aux Néandertaliens comme cela a pu être évoqué lors de leur découverte, cela ne changerait rien puisque cet auteur situe même les premières manifestations de l'inégalité avec le souci d'enterrer les morts, ce que ces hommes pratiquaient il y a déjà 100.000 ans. Mais les trois datations données par Hayden correspondent aux plus anciennes traces, puis au développement et enfin à l'explosion de l'expression artistique5.

Un peu plus tard, au Néolithique, à un moment où les sociétés inégalitaires sont bien en place, au Moyen-Orient, « Dans cette partie du monde, entre la période des haches de pierre polie et l'époque actuelle, des civilisations nombreuses se sont succédées : la plus longue série de l'histoire. Civilisations despotiques et conquérantes, grandes créatrices d'œuvres d'art et grandes broyeuses de peuples, - caractérisées, nous dira l'historien, par une valorisation démesurée de quelques familles et la subordination de toutes les autres »6. Germaine Tillion ne manque pas de faire cette même association entre création artistique et inégalité sociale, faisant explicitement référence aux civilisations les plus inégalitaires que le monde ait connu.

De son côté, Jean-Paul Demoule, met en exergue le développement des manifestations idéologiques au Néolithique et « (…) rarissimes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les représentations humaines se multiplient. Il s'agit principalement de figurines féminines, qui peuvent être de petite taille, en pierre ou en argile cuite, mais aussi en chaux sur une ossature de jonc, comme à 'Ain Ghazal en Jordanie, où des statues de ce type, qui dépassent un mètre de hauteur, sont rehaussées de peinture. Dans ce domaine des représentations, les découvertes les plus spectaculaires ont été faites durant les années 1990-2000 dans le sud de la Turquie, sur les sites de Göbekli Tepe et Nevali Çori : à côté de maisons d'habitation, des constructions cérémonielles sont dressées, ornées de dalles de pierre gravées mesurant jusqu'à trois mètres de hauteur, sur lesquelles sont représentés des êtres humains (ce qui est rare à cette époque), masculins ou féminins, et surtout des animaux sauvages - lions, serpents, crocodiles, rapaces, aurochs. Cette importance croissante des images représentatives s'accompagne d'une complexification des pratiques funéraires »7, or, les pratiques funéraires sont l'une des manifestations des inégalités dans une société, à la fois par le traitement de la sépulture comme par celui du mort. La « complexification » dont il est question concerne justement ce traitement différencié en fonction du statut du défunt lors de son vivant.

Techo_de_Altamira_(replica)-Museo_Arqueológico_Nacional.jpgLe plus troublant est que, lorsqu'une société devient moins inégalitaire, ses manifestations artistiques s'estompent. Il y a eu une période, en Europe de l'Ouest, au IVème millénaire, où cette « démocratisation » des sociétés s'est produite. Un millénaire pendant lequel l'étau de l'oppression s'est desserré. «  (…) on ne construit plus de grands monuments mégalithiques. Des dispositifs plus discrets, appelés "allées couvertes", sortes de grands coffres en pierre d'une vingtaine de mètres de longueur enterrés dans le sol, renferment jusqu'à plusieurs centaines de défunts, successivement déposés au fur et à mesure de leur décès. Les monuments mégalithiques se sont pour ainsi dire "démocratisés". Non pas qu'ils aient nécessairement été accessibles à tous, mais du moins pour un groupe social élargi. Par ailleurs, au cours des IVe et IIIe millénaires avant notre ère, l'art plastique disparaît presque entièrement de l'espace européen, à quelques exceptions régionales près, comme les statues-menhirs en pierre du midi de la France »8.

Ces observations tendraient à accréditer la thèse selon laquelle l'excellence dans l'artisanat comme dans l'art auraient pour objet de manipuler l'imaginaire. L'art serait alors un service rendu aux puissants pour agir sur les dominés, leur conférer le prestige qui les distingue du commun. Au Néolithique, « des technologies très complexes (extraction et transport de dalles massives de granit, taille de haches en jadéite et de longues lames de silex, métallurgie de l'or) ont donc été mises au point et mobilisées pour produire, à l'ouest comme à l'est, des objets sans aucune utilité pratique sinon celle de produire du prestige pour ces premiers "chefs" néolithiques. Ainsi la naissance du pouvoir n'est-elle pas liée uniquement à la production et à la détention de richesses directement utilitaires et consommables. Elle tient aussi à la capacité de ces élites émergentes à "manipuler l'imaginaire" communautaire »9, imaginaire que les sociétés égalitaires n'ont pas besoin de manipuler puisqu'elles ne cherchent pas à se tromper, ce qui au fond serait la fonction de cet art des puissants.

Venus_de_Lespugue_(replica).jpgBrian Hayden justifie cette approche par l'observation qu'il a faite chez les Aborigènes d'Australie. « Encore de nos jours, comme j'ai pu l'observer dans des campements d'Aborigènes australiens du Désert occidental, si quelqu'un parvient à avoir assez d'argent pour acheter un objet recherché comme des bottes, des jumelles, ou une voiture, aussitôt ses frères classificatoires demandent à emprunter ces objets qui ont vite fait de passer d'un frère à l'autre. De cette façon, l'acheteur initial ne peut plus jamais utiliser l'objet recherché qu'il avait réussi à se procurer grâce à ses propres efforts. Dans ces circonstances, produire des objets de prestige personnel qui demandent un effort significatif n'a aucun sens »10. En somme, faire de l'art n'aurait de sens que s'il produit un retour et non s'il est un plaisir, l'art ne serait qu'un service rendu. Il convient cependant de remarquer que cette analyse est effectuée avec le raisonnement d'une culture monétaire (donc intrinsèquement inégalitaire) transposée sur une culture égalitaire dont les codes comportementaux sont tout autres. La véritable motivation pour produire ou non de l'art peut tout aussi bien se trouver ailleurs. Pourtant, Hayden tient à cette thèse et tout ce qui manifeste un sens esthétique relève des politiques de prestige promues par les « chefs ». « Les objets de prestige incluent aussi les fragiles feuilles de laurier, les bois animaux et les ivoires gravés, les lames de longueur exceptionnelle, les pierres exotiques et l'ambre. À mon sens, on pourrait également considérer les chefs-d'œuvre de l'art pariétal de Lascaux, Font-de-Gaume, Altamira et Cap-Blanc comme des étalages de prestige créés par des spécialistes entraînés qui recevaient probablement une compensation pour leur travail ». Avec cette description, on imagine sans peine Michel Ange dans la Chapelle-Sixtine, l'artiste toujours asservi à cette fonction d'illustrer le prestige de puissants commanditaires.

Il reste que, si cette interprétation s'avérait exacte, si les sociétés humaines ont bifurqué vers des organisations inégalitaires dès le Paléolithique supérieur, alors l'explosion de l'art à cette époque ne manifesterait pas de nouvelles compétences cognitives ou expressives et, d'autre part, les sociétés inégalitaires seraient apparues de manière presque synchrone en Europe, Asie et Afrique. Par ailleurs, la disparition de l'art plastique en Europe au IVème millénaire peut aussi correspondre à une expression sur supports plus éphémères, liés peut-être au fait qu'en produisant pour soi ou pour sa communauté proche et non pour valoriser le prestige d'un puissant, on n'a pas la même exigence somptuaire qui a permis aux œuvres que nous connaissons (hormis celles des grottes qui étaient naturellement protégées) de parvenir jusqu'à nous.


3p-30x27.pngSur le sujet de la pensée et de la production symboliques vous pouvez consulter ce document de Jean Gagnepain, « La préhistoire de l'Europe occidentale, un bilan des connaissances à l'aube du IIIe millénaire », en téléchargement sur le site du Musée de Préhistoire des Gorges du Verdon

3p-30x27.pngCompte-rendu de lecture du livre de Brian Hayden « Naissance de l'inégalité » sur ce blog 
 


Notes

1Voir http://www.lalibre.be/light/insolite/voici-l-oeuvre-d-art-la-plus-ancien...

2http://www.hominides.com/html/actualites/grotte-nerja-peintures-phoques-...

3http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/actu-les-plus-anciennes-peinture...

4Naissance de l'inégalité, Brian Hayden, page 6. Éditions du CNRS, 2013

5Par exemple Chauvet à -37.000, Lascaux à -18.000 et Altamira de -15.000 à -9.000. Tout de suite derrière c'est le Néolithique et la constitution des sociétés clairement identifiés comme inégalitaires dans le Croissant fertile.

6Le Harem et les cousins, Germaine Tillion, page 184). Le Seuil, 1966

7La révolution néolithique, Jean-Paul Demoule, pages 28-29. Éditions Le Pommier, 2008

8La révolution néolithique, pages 93-94. C'est nous qui avons mis en gras cette partie de la citation.

9La révolution néolithique, page 91

10Naissance de l'inégalité, page 86
 


 

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