La révolution néolithique - Jean-Paul Demoule
Note de lecture
La révolution néolithique, Jean-Paul Demoule, Éditions le Pommier et Éditions de la Cité des Sciences et de l'Industrie, 2015 (1ère édition 2008)
J'ai envie de commencer cette note de lecture par le paragraphe de conclusion du livre, qui résume finalement les leçons que l'on peut tirer de l'observation de l'histoire de la néolithisation des sociétés humaines : « On présente aujourd'hui la croissance indéfinie et le libéralisme économique mondialisé comme le seul horizon désormais possible et pensable, imposé par une sorte de loi naturelle transcendante. L'archéologie et l'histoire nous montrent l'exemple de trajets et de choix bien plus variés et complexes. Elles nous montrent aussi qu'il a existé de mauvais choix – ceux des Mayas ou des Pascuans, par exemple. Elles nous montrent finalement qu'il n'est pas interdit de réfléchir sur nos choix actuels, voire de les infléchir » (p. 127).
Carte de l'expansion du néolithique depuis le Croissant fertile vers l'Europe (Wikipedia)
Ce petit livre de 130 pages (des petites pages écrites en corps 12 avec un interlignage et demi ce qui est très agréable pour la lecture) est un condensé sur l'émergence du Néolithique, la sédentarité, la constitution des premières villes et des premières sociétés inégalitaires connues. La bibliographie succincte présentée en fin d'ouvrage se présente comme un conseil de lectures pour le débutant dans ces questions, limitant les références à des ouvrages en anglais.
Pour présenter ce condensé de connaissances sur le Néolithique, j'ai choisi de m'en tenir à la structure même de l'ouvrage, pensée de manière très didactique par Jean-Paul Demoule.
La première phrase de l'introduction est la définition même du titre du livre : « Ce que les archéologues ont appelé « révolution néolithique », qui correspond à la domestication des animaux et des plantes, est certainement la révolution la plus décisive de l'histoire de l'homme depuis son apparition sous sa forme actuelle, Homo sapiens sapiens » (p. 7), en contraste avec tout ce qui a précédé, « pendant la quasi-totalité de leur histoire, les humains ont en effet vécu de chasse, de cueillette et de pêche, immergés dans la nature, sur le même plan que les autres espèces biologiques » - rappelle-t-il. Le Néolithique est donc ce moment où l'humanité a mis en place un contrôle sur la nature en l'utilisant pour produire à volonté, sur place, ce que l'homme souhaitait alors que jusque-là il « glânait ».
La dernière période glaciaire, qui a duré 100.000 ans avec son maximum vers -22.000 s'est terminée il y a 12.000 ans. « Peu de temps après, entre 9000 et 5000 avant notre ère, les premiers essais de domestication des animaux et des plantes apparaissent en plusieurs points du globe, de manière indépendante, chaque fois avec des espèces biologiques différentes » (p. 9). Or, ces « choix faits il y a quelques millénaires par certains petits groupes de chasseurs-cueilleurs dans plusieurs endroits du monde ont radicalement bouleversé le futur de l'humanité tout entière » (p. 12).
La révolution néolithique au Proche-Orient
« De fait, c'est dans cette région du monde que cette révolution est la plus ancienne et que, aujourd'hui encore, les informations archéologiques restent les plus détaillées et les mieux connues. Et c'est à partir d'elle que le néolithique s'est répandu dans l'ensemble du Bassin méditerranéen, l'Asie centrale et toute l'Europe » (p. 16). Le « Levant », centre du « Croissant fertile » est délimité « par la Mésopotamie à l'Est et par l'Égypte au sud » (p. 16). C'est une steppe « où poussent des pistachiers, des amandiers, ainsi que des céréales sauvages (blés et orges), des pois et des lentilles. Dans cet environnement paissent non seulement des troupeaux d'animaux potentiellement domesticables (chèvres, moutons, sangliers, aurochs et certains canidés), mais aussi des antilopes, des onagres et des cervidés » (p. 17).
La sédentarisation
À cette période correspond une importante sédentarisation de groupes humains, même si on connaît des exemples plus anciens. Certaines sociétés sédentaires restent des chasseurs-cueilleurs, comme la civilisation Jomon au Japon. Ils « modèlent la plus ancienne poterie connue dès 15000 avant notre ère, construisent des maisons en bois, rectangulaires ou circulaires » (p. 18). En Amérique du Nord, sur la côte nord-ouest du Canada et des États-Unis vivaient aussi des Amérindiens sédentaires et, en Europe on trouve dès -6.000 la civilisation de Lepenki Vit en Serbie. « Dans de nombreux cas, ces formes de sédentarisation semblent permises par un accès permanent à des ressources aquatiques » (p. 19) qui ont l'avantage de ne pas être saisonnières.
Cependant, « si elles permettent la sédentarité, des ressources naturelles abondantes ne débouchent pas nécessairement sur la domestication des animaux et des plantes » (p. 19), c'est-à-dire sur l'élevage et l'agriculture. En fait, leur abondance même permet de s'en passer.
Les premières traces de sédentarité au Proche-Orient datent de 12.000 avant notre ère, avec une culture appelée le « natoufien » (du cours d'eau Wadi el-Natouf). « L'étude des vestiges matériels retrouvés dans ces villages montre que le choix de la sédentarité est permis par une certaine abondance du milieu naturel » (p. 21) et l'utilisation de fosses-silos qui permettent de stocker les grains et « de les conserver pendant des mois, avant d'être broyés par va-et-vient sur des meules de pierre » (p. 22). Ces silos ont précédé l'agriculture.
L'art représentatif des Natoufiens est très discret. « On ne compte que quelques figurines en pierre, très schématisées » (p. 23)
L'agriculture et l'élevage
L'agriculture apparaît au sein de ces communautés entre -10000 et -9000. « (…) tous les blés et orges connus cultivés ensuite, non seulement au Proche-Orient, mais aussi dans toute l'Europe (où ces espèces n'existent pas à l'état sauvage), proviennent de souches sauvages levantines » (p. 24).
La domestication des animaux à commencé avec celles des loups qui sont devenus progressivement des chiens, « dont on notera qu'elle n'a pas eu de but alimentaire, bien qu'elle soit la plus ancienne connue au monde » (p. 25).
Par la suite la domestication a commencé par les animaux « les plus dociles et les moins dangereux – le mouton et la chèvre -, suivis un peu plus tard par le porc, domestiqué à partir du sanglier, puis par le bœuf, domestiqué à partir de l'aurochs » (p. 25).
On appelle cette période initiale le PPNA (Pre-Pottery Neolithic A) parce que la poterie n'est pas encore inventée dans cette zone. « À partir de 9000 avant notre ère, le PPNA est suivi par le PPNB, période à laquelle la domestication des animaux et des plantes est totalement avérée et maîtrisée » (p. 26).
L'idéologie
Cette époque correspond aussi à l'apparition des idéologies. Des bâtiments différents des autres montrent l'existence d'activités rituelles et « rarissimes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les représentations humaines se multiplient » (p. 28), en particulier les figurines féminines. À Göbekili Tepe et Nevali Çori on trouve « des constructions cérémonielles (…) ornées de dalles de pierre gravées mesurant jusqu'à trois mètres de hauteur, sur lesquelles sont représentés des êtres humains (ce qui est rare à cette époque), masculins ou féminins, et surtout des animaux sauvages – lions, serpents, crocodiles, rapaces, aurochs » (p. 29).
En même temps apparaissent des pratiques funéraires plus complexes. « (…) ces manifestations funéraires témoignent d'un rapport différent avec les morts, qui, d'une certaine manière, continuent d'habiter l'espace des vivants » et on perçoit la construction d'une description du monde où l'ancêtre (donc la lignée) devient constitutif du monde vivant.
La poterie, inventée ici vers -6.500, va être un vecteur de l'expression idéologique. « (…) les poteries adoptent quasi exclusivement des décours géométriques rigoureusement organisés. Il est tentant de rapprocher cette géométrisation systématique, d'une part, du quadrillage des terroirs par les champs et les pâtures et, d'autre part, du quadrillage de l'espace habité par ses maisons quadrangulaires, ses rues et ses murailles » (p. 32-33). Je ne peux m'empêcher de penser à la figure de l'entrelacs, toujours présente dans nos graphismes, qui adopte dans le pourtour méditerranéen des figures strictement géométriques alors qu'ils adoptent en scandinavie des formes « débridées » où aucune géométrie n'apparaît. Or, c'est sur le territoire de ces décorations géométriques, ordonnées, que va apparaître la domination masculine, symbolisée par des dieux ouraniens créateurs de l'ordre (Marduk par exemple) en opposition à des principes « débridés » (représentés par Tiamat).
Pourquoi la révolution néolithique ?
Le schéma évolutionniste classique a été défini en 1877 par Lewis Morgan. Il divise l'histoire en trois grandes périodes : « La première période est la « sauvagerie », regroupe toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs. La deuxième, la « barbarie », voir l'apparition des sociétés agricoles et leurs développements ultérieurs, avec des formes sociales de plus en plus inégalitaires. La troisième, la « civilisation », est celle des États, respectivement ceux, esclavagistes, de l'Antiquité, puis ceux, féodaux, du Moyen Âge et, enfin, les sociétés industrielles actuelles » (p. 37-38). Marx et Engels s'inspirent de ce schéma, remis en cause par Claude Lévi-Strauss, car, même si « les sociétés techniquement les plus élaborées ont en général éliminé les autres » (p. 39) la linéarité de la description évolutionniste n'est pas automatiquement vérifiée. Concernant l'agriculture, par exemple, « à conditions environnementales comparables, cette invention aurait pu et dû être bien plus générale » (p. 39-40) de même que des « formes sociales et économiques complexes » ont été développées par certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs sans élevage ni agriculture, par exemple les Jomon (-15000 jusqu'à +300) qui « ont vécu pendant plus de dix millénaires dans des villages sédentaires aux larges maisons de bois, rondes ou rectangulaires » (p. 40) ou les Amérindiens de la côte nord-ouest du Canada « qui vivent de la cueillette systématique des glands et de la pêche au saumon » (p. 41). « Les témoignages ethnographiques nous montrent qu'il s'agit de sociétés complexes, où l'esclavage est parfois même attesté » (p. 41).
Ces deux exemples sont importants parce qu'ils montrent que la voie suivie au Proche-Orient n'est pas le témoin d'une linéarité du progrès des sociétés humaines et ils « montrent que d'autres rapports à la subsistance et à l'environnement,et donc d'autres choix, ont été possibles pour les sociétés humaines » (p. 42).
Les trois conditions préalables au néolithique
Ce sont des conditions environnementales, techniques et culturelles. En termes d'environnement il ne faut avoir ni trop d'abondance ni trop d'insuffisance mais « des conditions intermédiaires, où le milieu se prête à la domestication et où celle-ci représente un gain » (p. 46).
De même pour l'agriculture, il faut disposer de techniques de stockage des grains « sans qu'ils se gâtent ni ne germent, entre le moment de la récolte et celui des semailles » (p. 47), ce sont des techniques qui ont été « élaborées par les chasseurs-cueilleurs natoufiens » (p. 47) avec le silo. Enfin, il fallait des conditions culturelles qui permettent de penser à généraliser la domestication, qui est une transformation d'une espèce sauvage en une autre, généralement plus petite et plus docile. Or, « il existe toutes sortes de formes de domestication, elles sont souvent restées limitées à des usages spécifiques » et Jean-Paul Demoule cite l'exemple du « culte de l'ours » des Aïnous qui consiste à élever avec soin ces animaux puis à les sacrifier.
D'autres conditions culturelles étaient nécessaires car « les chasseurs-cueilleurs passent beaucoup moins de temps à acquérir leur nourriture que les agriculteurs » (p. 49) comme l'a démontré Marshall Sahlins qui considérait qu'ils ont été les seules sociétés à vivre réellement dans l'abondance (eu égard à leurs besoins). « Les chasseurs-cueilleurs ne travaillaient en moyenne qu'une vingtaine d'heures par semaine » (p. 50).
Idéologies et sociétés
Les changements culturels ont-ils précédé et du coup permis le néolithique ou bien est-ce le néolithique, les nouvelles conditions d'exploitation de la nature, qui a produit des changements culturels. Ces thèses sont toujours en débat.
La thèse du changement culturel préalable a été défendue par Jean Cauvin dans les années 1990. Il remarque « que la période de transition entre le natoufien proprement dit et le natoufien semble marquée par de nouvelles préoccupations idéologiques » caractérisées par les représentations humaines (notamment féminines), l'apparition du burcrane (le crâne portant les cornes). « Avant la « révolution néolithique », il y aurait donc eu une « révolution des symboles » qui, en changeant la vision du monde et l'idéologie des chasseurs-cueilleurs, aurait fourni la condition préalable aux transformations techniques et économiques » (p. 51-52).
Or, on voit que « à partir du néolithique, plus les sociétés tendront à se hiérachiser, plus elles produiront des systèmes religieux eux-mêmes hiérarchisés, jusqu'à l'arrivée du monothéisme et de son Dieu unique et tout-puissant, qui correspond à la mise en place de grands empires à prétention universelle » (p. 52). L'ethnologue Endré-Georges de Haudricourt a mis en relation, dans les années 1960, les types de domestication et l'exercice du pouvoir. Par la contrainte (Proche-Orient) ou par l'accompagnement (Asie), produisant dans un cas « les idéologies occidentales du pouvoir » et dans l'autre les « visions du monde extrême-orientales, marquées par l'immanence et l'unité du cosmos ».
Même s'il n'y a pas d'explication certaine, il est clair que l'on change de mode de pensée, ce qui est visible dans les représentations iconographiques.
Jean-Paul Demoule s'interroge sur la représentation de la femme. « Pourquoi la représentation de la femme, la plupart du temps figurée nue ave des traits sexuels marqués, est-elle associée de très près à celle du monde sauvage ? Il est usuel de dire qu'elle incarne la fécondité et la fertilité, nécessairement liées à l'agriculture. Mais ces représentations existaient aussi dans le monde paléolithique. Il est plus probable que, du moins du point de vue masculin, dans le contexte de cette complexe refonte idéologique, la sexualité a continué de jouer un rôle majeur » (p. 55).
Du village à l'État
Reconstitution d'un village néolithique sur palaffites (image Wikipedia) reconstitué sur le lac de Constance près de Unteruhldingen en Allemagne.
Vers -6.500 la révolution néolithique s'étend vers la Turquie, l'Europe, l'Asie centrale « et sans doute aussi l'Inde » (p. 57). Les poteries (cardiales et radiales) permettent de suivre son expansion. Par endroits ce sont des communautés villageoises de petites dimensions qui se créent. « Dans d'autres, comme la Mésopotamie et l'Égype, les communautés paysannes grossissent peu à peu en importance et en densité (…). Cette croissance débouche en peu de temps sur l'établissement des premières villes et des premiers États du monde » (p. 58). Nous entrons dans l'ère de l'inégalité, qui est à mon avis une nouvelle révolution, une révolution culturelle, qui modifie durablement les conditions d'existence de la partie de l'humanité qui y est soumise. Un processus qui n'a pas été simple, qui a probablement été accompagné de multiples résistances car « ces processus de complexification connaissent des oscillations : à des sociétés déjà hiérarchisées succèdent à nouveau des communautés paysannes plus simples. C'est ce que l'on rencontre par exemple en Europe, sur les bords de l'Atlantique, où aux dolmens funéraires géants du Ve millénaire avant notre ère succèdent des architectures beaucoup plus simples ; ou encore, de façon plus spectaculaire, dans la civilisation de l'Indus dont les grandes cités du IIIe millénaire avant notre ère disparaissent peu à peu au cours du IIe millénaire pour laisser la place à des formes beaucoup plus simples de communautés villageoises » (p. 59). En fait « il est rare que des systèmes très autoritaires parviennent à survivre longtemps sans finalement éclater » (p. 59). Ici je vais faire une citation longue de Jean-Paul Demoule car elle est centrale dans le processus d'instauration des sociétés inégalitaires et montre que cette instauration ne se fait jamais avec l'assentiment des assujettis, il faut donc des forces de contention pour que ces sociétés perdurent. « Pour qu'un État inégalitaire et hiérarchisé se maintienne durablement, il est nécessaire que les membres de la société restent rassemblés. S'ils se dispersent, le pouvoir des dominants se dissout de lui-même. Pour éviter une telle dispersion, trois facteurs peuvent entrer en jeu, seuls ou combinés : les dominants imposent leur pouvoir par la force, ce qui exige beaucoup d'énergie et n'est pas forcément durable ; ou bien les dominants usent, souvent de bonne foi, de persuasion idéologique, comme l'amour pour les dirigeants ou, plus sûrement, la croyance en des systèmes idéologico-religieux qui promettent le bonheur dans l'au-delà au prix d'une vie laborieuse et méritante sur cette terre ; ou bien enfin les conditions environnementales sont telles que les sujets ne peuvent partir ailleurs » (p. 60), ce qui est le cas, par exemple dans une île ou une péninsule.
Les premières villes du monde
La Mésopotamie et l'Égypte sont comme des îles, coincées entre mer et déserts. La plaine mésopotamienne est colonisée à partir du VIIe millénaire. La culture d'Halaf s'est étendue sur plusieurs centaines de kilomètres, parsemée de petits villages aux maisons circulaires, sa céramique peinte et ses petites figurines féminines. Pourquoi cette expansion rapide ? « L'explication la plus convaincante est qu'elle est moins le résultat d'un dynamisme conquérant que du refus de reconstituer les grandes agglomérations du PPNB du Levant » et « les communautés d'Halaf préfèrent cette forme de fuite en avant dans l'espace à la construction d'une société de plus en plus complexe et hiérarchisée » (p. 63). Nous sommes déjà dans ce combat permanent et toujours actuel, parfaitement décrit par Pierre Kropotkine dans « L'entraide, un facteur de l'évolution », de fuite des inégalités et de reconstitution de sociétés égalitaires, souvent autour de « communes villageoises ».
En basse Mésopotamie ces communautés donnent naissance à la « culture d'Obeid, durant laquelle les agglomérations ne cessent de s'étendre (…). Cette culture débouche à son tour sur celle d'Uruk, la première civilisation urbaine du monde » (p. 63-64). Ce sont ces premières cités-États qui inventent l'écriture pour gérer des relations économiques devenues plus complexes.
« Ces premières villes connaissent ensuite une succession de nombreuses périodes d'unification (formant royaumes et empires) et d'éclatement » (p. 65) et « cinq millénaires plus tard, la plus grande partie de l'humanité, qui va toujours en s'accroissant, habite dans des villes, sans que les problèmes de vie collective que posent ces dernières aient été vraiment résolus » (p. 65).
L'Afrique
C'est vers -5.500 qu'apparaît le néolithique en Égypte, toujours à partir d'un « débordement démographique du néolithique levantin » (p. 66). D'autres populations vivent dans le nord-est de l'Afrique, nomades ou sédentaires, mais chasseurs-cueilleurs. « Des traits idéologiques originaux » apparaissent « qui sont sans doute des indices de la fusion des populations issues du Levant avec les populations indigènes » (p. 67). Les figurines que l'ont trouve dans les nécropoles de cette époque sont longilignes et sont féminines et masculines. Les premières villes apparaissent vers -3000, comme en Mésopotamie, c'est la période pharaonique. Un État unifie les deux régions de Haute et Basse-Égypte.
L'Anatolie
La civilisation de Çatal Höyük se développe à partir du VIIe millénaire, avec plusieurs centaines de maisons quadrangulaires « où vivent sans doute plusieurs milliers d'habitants » (p. 69). L'activité idéologique y est déjà intense. Les murs sont décorés, le burcrane est présent. « Les figurines féminines sont abondantes ; on en trouve certaines dans des réserves à grains , suggérant une relation entre féminité et fertilité » (p. 69).
« Les thèmes idéologiques de Çatal Höyük sont comparables à ceux qui étaient présents auparavant dans le Levant : la femme, le taureau sauvage, les animaux carnivores continuent à occuper une place centrale, comme si le contrôle de la sauvagerie, sous toutes ses formes – y compris celle qui était alors attribuée à la femme –, restait une préoccupation essentielle » (p. 70).
Suit la culture d'Hacilar, similaire à celle d'Halaf qui se répand « dans toute l'Anatolie » sous forme de villages et de là vers l'Europe et l'Asie centrale.
« La suite de l'histoire de l'Asie occidentale et centrale est faite de ces allers et retours entre formes urbaines complexes et des civilisations villageoises plus simples, même si la part de ces dernières se réduit peu à peu » (p. 71), c'est-à-dire un combat entre sociétés inégalitaires et sociétés égalitaires où ces dernières, moins guerrières, finissent pas perdre.
L'exception européenne ?
C'est vers -6.500 que les colons néolithiques arrivent en Europe via les Balkans et « ils se répandent en deux millénaires sur l'ensemble du continent » (p. 73). Ici les États tardent à apparaître. « Même une fois le continent entièrement occupé, il faudra attendre les civilisations helléniques et italiques, au cours du Ier millénaire avant notre ère, pour qu'apparaissent les premières cités-États, exception faite de l'éphémère épisode créto-mycénien » (p. 75-76).
La culture qui se développe dans les Balkans, notamment autour de Kovăcevo emprunte à celle de la Turquie. Cette ville « qui a abrité sans doute plusieurs centaines d'habitants » (p. 78) produisait des poteries fines d'une belle esthétique. « Dans le domaine idéologique, on retrouve la prédominance de statuettes féminines, principalement en terre cuite, plus rarement en pierre ou en os, et le plus fréquemment retrouvées brisées, sans doute volontairement. Le thème du taureau est également attesté » (p. 79). Le continent est encore peuplé par des populations de chasseurs-cueilleurs mais on ne sait pas quelles relations on eues ces deux populations. Pendant près de 1.000 ans les colons néolithiques restent cantonnés aux latitudes qui présentent des similitudes climatiques avec leur région d'origine, puis certains vont longer la mer et arrivent sur les côtes de la France actuelle vers -5.800 « qu'ils continuent de longer jusqu'en Espagne et, finalement, au Portugal » (p. 81). Ils sont qualifiés de culture « cardiale » « car ses poteries sont décorées d'impressions de coques (Dardium edule). On ne trouve pratiquement aucune statuette sculptée pour cette culture.
À partir de -5.400 la culture néolithique s'étend à l'Europe tempérée. Une nouvelle culture apparaît, dite « rubanée » (ou danubienne) « ses poteries étant décorées de lignes gravées sur la pâte fraîche du récipient » (p. 83).
Cette culture dispose d'une architecture qui lui est spécifique, « ses longues maisons rectangulaires collectives peuvent atteindre 45 m de longueur ».
Alors que dans les Balkans les réalisations plastiques « font partie des œuvres les plus remarquables de l'art pré- et protohistorique européen », poterie et statuettes deviennent plus sommaires sur l'extension de cette culture.
La violence et les inégalités sociales
Vers -4.500 de nombreuses améliorations ont eu lieu « invention de la traction animale, de la roue, de l'araire (…), consommation de laitages, invention de la métallurgie (…), bientôt domestication du cheval » (p. 87) en même temps que « du point de vue social, on constate à la fois des phénomènes de violence à une échelle beaucoup plus large qu'auparavant et des phénomènes de plus en plus marqués d'inégalité et de hiérarchie sociale » (p. 87-88). C'est la véritable apparition de la violence dans l'espèce humaine que l'on constate par les traces de traumatismes sur les squelettes et sur les traces de fortifications « autour des villages, qui souvent s'installent sur des hauteurs inconfortables » (p. 88). L'inégalité s'installe également, elle « constitue une forme de violence interne à chaque communauté » et « elle est surtout visible dans les tombes au sein desquelles, dans la plupart des sociétés traditionnelles, on dépose les symboles du statut social du mort » (p. 88).
À l'ouest du continent apparaissent les chambres funéraires qui ne contiennent qu'un seul individu « faites de dalles qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de tonnes et sont recouvertes de tumulus de terre et de pierres » (p. 88). Présentes dans tout le littoral Atlantique, du sud au nord, elles sont « là où on ne peut pas aller plus loin, là où le stress territorial se fait le plus fortement sentir sur les colons » qui ne peuvent plus échapper aux groupes armés qui les soumettent.
Constatons que les hiérarchies, l'inégalité, les structures de pouvoir apparaissent en même temps que la métallurgie (la métallurgie de l'or est inventé en même temps dans les Balkans) qui donne un avantage décisif à ceux qui s'en rendent maîtres. On trouve dans ces chambres funéraires des objets de prestige, dont certains ont « parcouru plus d'un millier de kilomètres, ce qui démontre la mise en place de réseaux d'échange de biens de prestige entre les élites émergentes » (p. 89). Dans les Balkans les dépôts sont encore plus riches. La métallurgie du cuivre est inventée.
Les fondements du pouvoir
Avec l'inégalité et les hiérarchies on voit apparaître des technologies destinées à satisfaire les besoins des puissants pour « produire des objets sans aucune utilité pratique sinon celle de produire du prestige pour ces premiers « chefs » néolithiques » (p. 92). On voit que la naissance du pouvoir n'est pas liée seulement à la détention de richesses utiles mais aussi « à la capacité de ces élites émergentes à « manipuler l'imaginaire » communautaire » (p. 92). « En Europe, l'émergence du pouvoir s'accompagne d'une mobilisation idéologique importante », avec des pratiques funéraires complexes, les monuments mégalithiques, les objets de prestige dans les tombes et « pour la première fois, s'élèvent des lieux cérémoniels spécifiques (…) où se déroulent des sacrifices d'animaux, des dépôts de vases et de statuettes » (p. 93).
Mais au cours du IVe millénaire tout cela s'estompe. Les sociétés semblent devenir de nouveaux plus égalitaires – ou moins inégalitaires – et ce sont des centaines de personnes qui sont maintenant ensevelies sous les monuments mégalithiques. Autre particularité « au cours des IVe et IIIe millénaires avant notre ère, l'art plastique disparaît presque entièrement de l'espace européen », comme si la production d'art était une caractéristique des sociétés inégalitaires, une sorte de production de « prestige ». C'est à cette époque qu'à côté des formes féminines apparaît « le thème nouveau du guerrier, armé d'un arc et d'une hache » et c'est à cette époque, indique Marylène Patou-Mathis dans son livre « Préhistoire de la violence et de la guerre » qu'apparaissent les premiers témoignages de la guerre.
Avec cet effondrement des sociétés hiérarchiques l'Europe n'a pas pris le même chemin que le Proche-Orient où elles sont florissantes. Vers -2.000 on trouve à nouveau de riches tombes, puis vers -1.500 « le rite des tumulus est partagé par un beaucoup plus grand nombre de défunts » (p. 96). L'hypothèse est que l'on passe d'une autocratie à une oligarchie.
En Crète, une île, apparaît un pouvoir centralisé fort puis l'écriture. « Pourtant, vers la fin du IIe millénaire avant notre ère, le pouvoir crétois puis le pouvoir mycénien s'effondrent. On parle alors d'« âges sombres » - ils sont effectivement sombre pour les élites, qui disparaissent » (p. 97). En réalité on en revient à des communautés villageoises plus ou moins égalitaires.
Au cours du dernier millénaire apparaissent à nouveau les cités-États : Grèce, Italie et Espagne (avec les Ibères). « Cette fois, la marche vers un pouvoir central urbain s'appuyant sur l'écriture devient irréversible » (p. 97).
« Avec l'extension de l'impéralisme romain, ce nouveau mode de vie affecte la moitié de l'Europe, trois millénaires l'Orient. Ce sera pourtant un empire éphémère, puisque les « Barbares », dont le mode de vie est resté en partie villageois, viendront en compliquer l'évolution. Il faudra un millénaire supplémentaire pour que la ville et l'État s'imposent sur tout le continent » (p. 98).
On voit dans cette description faite par Jean-Paul Demoule que la transition de l'humanité de sociétés égalitaires vers des sociétés inégalitaires ne s'est pas faite « naturellement », il y a eu un combat permanent entre des formes différentes d'organisation sociale, la commune villageoise dont parle Pierre Kropotkine se présentant généralement comme l'alternative égalitaire aux sociétés hiérarchisées – et selon lui ce phénomène concernait encore l'Europe entière à la fin du Moyen-Âge et au début de la transition vers le monde moderne où leur répression et leur destruction ont été particulièrement violentes.
Et ailleurs dans le monde ?
« Il n'y a qu'une demi-douzaine de régions où le néolithique paraît avoir été inventé sur place : Chine, Andes, Mexique, Nouvelle-Guinée et Afrique » (p. 99) mais elles sont moins bien connues que celle du Proche-Orient. « Mais, en dépit de la variété des environnements et des espèces domestiquées, les trajectoires historiques que nous observerons, du moins celles qui ont débouché sur des formations étatiques, ne sont pas très différentes de celles que nous avons présentées dans les chapitres précédents » (p. 102-103). L'ensemble du reste du monde va ainsi être traité en une vingtaine de pages, soit un sixième du livre.
En Chine le néolithique est similaire à celui du Proche-Orient « y compris dans les dates » (p. 103). La particularité est l'existence d'une céramique très ancienne, produite par des chasseurs-cueilleurs dès les environs de -10.000. « Elles suggèrent un intérêt pour la préparation d'aliments bouillis » (p. 103). vers -7.000 apparaît une véritable agriculture avec le millet et le riz, et des villages liés à l'accroissement rapide de la démographie. Le chien, « qui joue un rôle alimentaire en Chine » -p. 105) est domestiqué « ainsi que le porc et le poulet ». On rencontre des figurines humaines et animales en terre cuite. Les outils, souvent fabriqués en bambou, sont plus difficiles à identifier car cette matière ne se conserve pas.
La complexité sociale apparaît vers le Ve millénaire et « la différenciation sociale s'accentue au IIIe millénaire avant notre ère, avec la fabrication d'objets de luxe en jade et bientôt en bronze (…) et surtout l'apparition de véritables villes, entourées de murailles, et de l'ébauche des premiers royaumes » (p. 107).
En Inde la riziculture apparaît vers -3.000 sans qu'il soit établi encore s'il s'agit d'un foyer indépendant ou d'une diffusion depuis la Chine. « La poterie est peut-être présente dès le Ve millénaire » (p. 108) mais son extension, avec la riziculture, à la péninsule indochinoise et la Corée se fait vers -2.500. C'est à « la fin du Ier millénaire avant notre ère [que] la riziculture irriguée touche l'archipel japonais » où la civilisation Yayoi supplante la civilisation de chasseurs-cueilleurs Jomon.
C'est aussi à cette époque qu'ont lieu les migrations vers la Polynésie « jusqu'à l'île de Pâques vers l'est, la Nouvelle-Zélande vers le sud et Madagascar vers l'ouest ». Une migration due sans doute également à la volonté d'éviter de vivre dans des sociétés hiérarchisées et inégalitaires « qu'aurait eu le maintien sur place de toute la population « et « de fait, une fois toutes les îles océaniennes occupées, ce sont des sociétés nettement hiérarchisées, notamment en Polynésie, que rencontreront les premiers explorateurs européens » (p. 110).
La Nouvelle-Guinée est peut-être un isolat d'invention de l'agriculture, vers -5.000, utilisée par des groupes de chasseurs-cueilleurs « dont elle ne bouleverse pas le mode de vie » (p. 111).
En Amérique « plusieurs foyers indépendants sont reconnus, ceux des Andes et du Mexique étant les deux principaux, qui déboucheront sur des systèmes étatiques » (p. 111). La domestication concerne beaucoup de plantes sans grand rôle alimentaire, sauf le maïs entre -4.000 et -2.000 dans les Andes. Peu d'élevage.
La céramique apparaît tardivement chez les agriculteurs et « semble avoir été inventée d'abord par des chasseurs-cueilleurs sédentarisés de la forêt amazonienne, dès le VIe millénaire avant notre ère » (p. 112).
Dès -8.000 des chasseurs-cueilleurs sédentaires vivent de ressources marines et il y apparaît une horticulture d'appoint « (courge, haricot, calebasse, coton) » (p. 113). Le lama, le cobaye et l'alpaga, seuls mammifères domestiqués, le sont vers -4.000 dans les vallées andines.
« Au cours du IIIe millénaire avant notre ère, des signes de différenciation sociale deviennent visibles, avec la construction de vastes agglomérations munies d'installations collectives » (p. 114).
C'est à partir du IIe millénaire que la néolithisation apparaît en méso-amérique où elle débouche « sur la première grande culture urbaine, celle des Olmèques, vers 1000 avant notre ère » (p. 115). « Deux grandes civilisations urbaines couronneront cette évolution, celle des Incas, détruite par les Espagnols, et celle des Mayas, déjà disparue à leur arrivée » (p. 115).
En Amérique du Nord l'agriculture apparaît vers -1.000 par diffusion. « En revanche, sur le bassin du Mississipi, la culture de pantes herbacées indigènes (…) est attestée à partir du IIe millénaire avant notre ère, sans lien avec les régions situées plus au sud » (p. 116). « Ces civilisations locales développent peu à peu des formes de différenciations sociales, dont témoignent des tumulus funéraires, des systèmes d'enceintes, des monticules cérémoniels » (p. 116) mais resteront modestes tandis que les communautés de chasseurs-cueilleurs perdureront jusqu'à « l'invasion européenne » (p. 117).
En Afrique, hors Égypte, la poterie est connue par des populations sahariennes dès -8.500. « Elles récoltent des céréales sauvages, millet et sorgho » (p. 118). Plus au sud poussaient des « variétés locales de mil et de riz, le sorgho et, plus au sud, l'igname » (p. 118) dont la domestication date au moins du IIIe millénaire. Cette expansion se fait plus au sud à l'occasion des migrations bantoues à partir de -1.500. Ces migrations refoulent les chasseurs-cueilleurs Pygmées (dans la forêt équatoriale) et Bochimans (dans les zones désertiques). « Les phénomènes urbains commencent à se manifester à partir du Ier millénaire (…) dans les royaumes d'Afrique occidentale ou sur la côte orientale » (p. 120).
En conclusion Jean-Paul Demoule fait remarquer que, « plus que les révolutions, ce sont sans doute les non-révolutions néolithiques qui sont intéressantes » dans des endroits disposant des mêmes possibilités à son émergence. « Elles montrent que d'autres choix étaient possibles » (p. 124) mais que certaines populations de chasseurs-cueilleurs ne les ont pas sélectionnés.
En outre, il n'y a pas d'évolution linéaire. « L'État n'est à son tour apparu que dans une partie seulement des régions néolithisées » (p. 125) ce qui tend à laisser penser que les évolutions (ou non-évolutions) constatées ont été le fait de décisions conscientes prises par les groupes concernés.
Et on trouvera le tout dernier paragraphe de ce livre en ouverture de cette note de lecture.
- Le Néolithique, la violence et l'inégalité